Le dessin ancien en Espagne : récentes (re) découvertes et nouvel élan pour la recherche

Peu exploré par les chercheurs, le dessin du XVIe siècle en Espagne a été récemment mis à l’honneur dans un ouvrage consacré à la plus importante collection de dessins en Espagne, la Biblioteca Nacional de España. Lors d’une rencontre dans un café madrilène, le professeur Benito Navarette Prieto, qui a co-dirigé la publication, nous a fait part de ses réflexions sur le sujet, pointant du doigt quelques dessins publiés dans l’ouvrage.

En partant des erreurs produites sur les attributions, Benito Navarette Prieto questionne le contexte de production des dessins réalisés en Espagne au XVIe siècle. Déjà en 2018, dans le catalogue d’exposition Spagna e Italia in dialogo nell’Europa del Cinquecento aux Galeries Offices, avec Marzia Faietti, collaboratrice des projets scientifiques aux Galeries des Offices et chercheuse associée auprès du Kunsthistorisches Institut in Florenz Max-Planck-Institut, ils avaient souligné des problématiques liées aux notions de « dessins italiens », de « dessins espagnols » et aux zones géographiques artistiques de l’époque, notamment celle que domine le règne de Philippe II en Italie, et la colonisation du « nouveau monde ». L’approche méthodologique de Benito Navarette Prieto veut combiner le travail d’attribution à une démarche historico-culturelle. La recherche d’une définition ou d’une idiosyncrasie graphique des artistes espagnols se lie à un lieu commun de production, celui de la Méditerranée. Ce lieu unit le caractère des artistes de chaque pays et explique la communion des formes. 

L’ouvrage, Dibujos españoles e italianos del siglo XVI en la Biblioteca Nacional de España, renferme neuf articles concernant l’historiographie de la recherche sur le dessin espagnol, les provenances des feuilles de la BNE, la question de l’identité stylistique des dessins espagnols, l’école génoise, les études d’architecture et quelques œuvres majeures du fonds de la bibliothèque telles qu’un imposant dessin d’architecture réalisé par le Castillan Gaspar Beccera et les manuscrits de Léonard de Vinci, anciennement dans la collection de Pompeo Leoni à Madrid.

Gaspar Becerra, Maître d’autel du Couvent de las Descalvas Reales de Madrid, 1563, plume et encre brune sur pierre noire, lavis brun sur papier, 870 x 505 mm, BNE, inv. DIB/16/34/1.

La deuxième partie de l’ouvrage est dédiée à un catalogue d’une centaine de dessins espagnols et italiens des XVIe et XVIIe siècles. Une riche sélection d’œuvres a été proposée, organisée suivant un ordre chronologique et par école. 

Plusieurs propositions d’attribution avaient déjà été amenées par Ángel María Barcia, dans son Catálogo de la colección de dibujos originales de la Biblioteca Nacional, publié en 1906, d’autres inédites sont mises en évidence ici.   

Attribué à Damián Froment, Joseph d’Arimathie et Nicomède avec les attribues de la Passion, v. 1535-1536, plume et encre brune, lavis brun sur papier, 145 x 203 mm, Madrid, Biblioteca Nacional de España, inv. DIB/18/1/1824.

La première proposition d’attribution que nous vous partageons est celle d’un dessin représentant Joseph d’Arimathie et Nicomède avec les attribues de la Passion. Classé parmi les feuilles des anonymes italiens du XVIe siècle à la BNE, il est aujourd’hui mis sous le nom du sculpteur Damián Froment (1480-1540). Actif entre Valence, Saragosse, Barcelone et La Rioja, Froment introduit dans ses œuvres les nouvelles tendances de la Renaissance. Jusqu’à présent, aucun dessin attribué avec certitude au sculpteur aragonais avait été démontré, exemptées quelques études effectuées dans un contrat datant de 1539, relatives à la réalisation d’un tabernacle de la cathédrale de Saragosse. Ce dessin se rapproche des types d’hommes barbus réalisés par Froment, notamment ceux sculptés dans la Dormition de Marie, provenant de l’église de San Miguel de Barcelone, aujourd’hui conservé au Musée National d’Art de Catalogne. Suivant cette analogie, la datation proposée pour ce dessin est entre 1535-1536, lors du séjour à Barcelone de l’artiste.

Attribué à Angelino Medoro, Saint Michel l’Archange, v. 1580-1585, plume et encre brune, lavis brun sur papier, 127 x 80 mm, Madrid, Biblioteca Nacional de España, inv. DIB/16/8/12.

Aussi, une nouvelle proposition d’attribution de trois dessins, conservés dans le fonds de la BNE, à l’artiste Angelino Medoro (1567-1633), a permis la découverte d’un groupe de feuilles conservé au MET (inv. 56.235.72 ; 56.235.74 ; 56.235.75). Né à Rome, Angelino Medoro est actif à Séville et à Santa Fe, où il travaille pour les frères dominicains. Le groupe des trois dessins se lie à son activé à Séville, autour de 1585. Ils représentent Saint Michel l’Archange ; Judith et Holopherne (recto), Saint Stéphane implorant avec les bras ouverts et Un ange tenant une palme assis sur des nuages. Sa manière de dessiner relève clairement de la tradition de Taddeo Zuccari : l’encre diluée, la ligne allongée, la délicatesse du trait. Il tient certainement ce style de sa formation à Rome.

Francisco Pacheco, L’Envie, 1604, plume et encre brune, lavis brun sur papier, 190 x 147 mm, Madrid, Biblioteca Nacional de España, inv. DIB/16/3/14.

Le dernier dessin que nous souhaitons vous partager est attribué à Francisco Pacheco. Il s’agit d’une étude préparatoire à la figure de L’Envie, dans la fresque du plafond de la Casa de Pilatos, au Palais de Séville, commandé par Fernando Enríquez de Ribera, troisième duc d’Alcalá, en 1604. La figure féminine est réalisée sous l’apparence d’une femme montreuse. L’étude de ce dessin a permis la découverte d’une autre feuille, conservée à la Victoria and Albert Museum (inv. CAI.595). Considérée comme une œuvre d’un artiste anonyme allemand, le dessin est mis en relation avec celui de la BNE, et la décoration de Casa de Pilatos, à Séville. Il représente une figure féminine sur un cheval qui rappelle celui de Pégase dans la fresque. Les dessins sont réalisés dans une technique similaire à la plume et à l’encre brune et au lavis brun. 

Ainsi, depuis Ángel María de Barcia, en 1906, et Pedro Pérez Sánchez, en 1977, peu d’ouvrages traitant exclusivement du dessin espagnol ont été publié. La part de Lizzie Boubli dans cette recherche demeure déterminante. Avec son ouvrage Le dessin en Espagne à la Renaissance : pour une interprétation de la trace, publié en 2015, l’auteure traite non seulement du dessin espagnol mais aussi du contexte de production et des interactions avec l’Italie. Plus nombreux sont les projets qui se sont concentrés sur des artistes isolés, en particulier les « compresseurs espagnols de la manière italienne », comme Roberto Longhi les qualifie en 1965. En effet, la (re)découverte et l’étude de l’œuvre de Pedro Machuca (v. 1490-1550), dans l’ouvrage de Liliana Campos Pallazès, publié en 2021, d’Alonso Berruguete (1490-1561), dans le catalogue d’exposition de la National Gallery of Art, de 2019, ou encore de Gaspar Becerra (1520-1570), dans l’ouvrage de Manuel Arias Martínez, publié en 2020, sont essentiels pour appréhender les œuvres graphiques de chacun de ces importateurs de formes. Une recherche à partir de leurs dessins, une fois rassemblés, permettrait de livrer une vision plus fidèle de la production d’art graphique en Espagne au XVIe siècle.

L’ouvrage Dibujos españoles e italianos del siglo XVI en la Biblioteca Nacional de España, publié sous la direction de Benito Navarette Prieto et Gonzalo Redín Michaus, marque un point de départ pour cette recherche et encouragera, nous l’espérons, les musées européens à approfondir la recherche de leur fonds de dessins espagnols à l’avenir.

Pour en savoir plus sur les dessins conservés dans le fonds de la Biblioteca Nacioñal de Espana, découvrez la base de données de la bibliothèque.

Et parcourez l’ouvrage Dibujos españoles e italianos del siglo XVI en la Biblioteca Nacional de España, sous la dir. de Benito Navarrete Prieto et Gonzola Redín Michaus, 2021, 396 p.

La version italienne est disponible sur Academia.

Maëlyss Haddjeri