À propos d’un dessin exposé au Salon de 1769, Le Départ de Barcelonnette de Jean-Baptiste Greuze

Les recherches menées par la Deutsches Zentrum Kulturgutverluste à l’occasion du Provenienzrecherche Gurlitt ont permis de clarifier l’historique des œuvres d’art retrouvées chez Cornelius Gurlitt (1932-2014) (1). Au sein de son importante collection, les dessins français du XVIIIe siècle représentent un ensemble non négligeable. D’après les dernières recherches de provenance, ils ont vraisemblablement été acquis légalement auprès de Roger Delapalme (1892-1969) par Hildebrand Gurlitt (1895-1956) à l’été 1942.

Jean-Baptiste Greuze, Le Départ de barcelonnette, Berne, Kunstmuseum, Legat Cornelius Gurlitt 2014

Dans ce fonds, il faut distinguer un grand dessin de Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) considéré jusqu’au Provenienzrecherche Gurlitt comme perdu (2), mais déjà documenté par une gravure de la Bibliothèque nationale (3). Exécutée à la plume et à l’encre noire et brune, cette feuille est exposée au Salon de 1769 où elle rencontre un vif succès, comme en témoigne l’auteur des Mémoires secrets :

Au surplus, Monsieur Greuze nous remet tout de suite à l’aise par un dessin naïf et amusant. C’est Le départ de Barcelonnette. La mère d’un petit savoyard lui montre le chemin de Paris. Ce jeune homme a une marmotte dans une boîte à côté de lui et est prêt à partir. Son petit frère, âgé de trois ou quatre ans, ne veut pas le quitter ; il se met en chemin et, un bâton à la main, semble vouloir prendre les devants, mais sa sœur le retient, parce qu’elle sait bien qu’il n’est pas encore temps qu’il parte. Dans un coin de la scène on aperçoit la grand-maman, qui s’afflige du départ de son petit-fils. Un autre de ses petits-enfants cherche à la distraire. Tout le monde admire, Monsieur, l’onction, la douceur, la variété de ce dessin, plus terminé que les premiers. (4)

D’une exécution fine et précise, ce dessin représente le départ d’un jeune habitant de Barcelonnette pour Paris, poussé par la famine qui frappe son pays natal. Muni d’une petite marmotte, qu’il porte dans une boîte suspendue à son cou, il entend gagner de l’argent en se produisant de foire en foire pour susciter la curiosité des citadins. Edgar Munhall (5), a montré que les artistes français du XVIIIe siècle, de Watteau à Drouais, ont largement traité ce thème tout en insistant sur l’extrême dureté de cette vie passée loin de leur famille. Louis-Sébastien Mercier dans ses Tableaux de Paris évoque ces jeunes gens : « ces Allobroges de tout sexe & de tout âge ne se bornent pas à être commissionnaires ou ramoneurs. Les uns portent une vielle entre leurs bras, & l’accompagnent d’une voix nasale. D’autres ont une boîte à marmotte pour tout trésor. » (6) Si Greuze cède au pittoresque, il donne ici une image différente des autres artistes contemporains qui représentent plus volontiers le Savoyard seul accompagné de son instrument ou de sa marmotte. Les onze personnages représentés prennent des poses et des expressions variées qui illustrent une large gamme émotionnelle. L’aspect narratif de la composition, relevé par l’auteur des Mémoires secrets, ne fait aucun doute. Au seuil d’une masure, la mère pointe du doigt le chemin que doit emprunter son fils aîné, dans un geste tout à la fois autoritaire et bienveillant qui peut, comme l’a jadis remarqué Munhall (7), évoquer celui de Septime Sévère (8) dans le tableau que Greuze présente la même année. Le thème du départ – véritable leitmotiv dans son œuvre – lui permet ici de donner à voir l’amour familial promu par la sensibilité nouvelle. La grand-mère rappelle la vieille gouvernante de la collection Oulmont (9). Son émoi, que tente de dissiper un des jeunes enfants, contraste avec le visage résigné de la mère, contrainte d’envoyer travailler son fils pour subvenir aux besoins du foyer. L’abbé Gougenot, avec qui Greuze voyage en Savoie sur la route de Rome, note dans son journal que le « terrain [des Savoyards] est si ingrat que la plupart passent en France où ils se livrent aux professions les plus viles et les plus abjectes pour gagner suffisamment afin de pouvoir, dans les retours fréquents qu’ils font dans leur patrie, aider leurs familles et payer à leur prince les impôts dont ils sont chargés » (10). Leur conduite profondément morale et l’attachement de ces enfants à leurs parents durent plaire à Greuze ainsi qu’à Mercier qui voit en eux des « modèle[s] de l’amour filial » (11).
L’artiste a traité le même sujet dans une feuille du musée historique d’Amsterdam (12) mais en réduisant considérablement le nombre de personnages pour se concentrer sur le groupe du fils et de sa mère. Le musée du Louvre conserve un dessin (13) qu’il faut également rapprocher de cette thématique bien qu’il s’agisse de la représentation d’un père et de son fils. Ces feuilles témoignent du travail de Greuze qui n’hésite pas à multiplier les compositions autour d’un même sujet, attestant à la fois de ses recherches constantes et de son goût pour le monde populaire. Le tableau, aujourd’hui perdu, mais documenté par le catalogue de la vente du fermier général Jean-François Leroy de Senneville (14)(1715-1784) semble constituer l’ultime réflexion sur le thème du départ du petit savoyard. La description du catalogue renseigne une composition légèrement différente mais précise que l’enfant « porte devant lui une petite boëte dans laquelle […] sa mère lui va mettre une marmotte, lui indiquant par un geste qu’elle fait de la main droite, l’endroit où il doit aller » (15). La tristesse d’une séparation imminente est encore plus présente dans L’éducation d’un jeune savoyard (16), un dessin de l’ancienne collection Mariette (17), qui constitue encore une autre réflexion autour de la figure du Savoyard. Le dessin de l’ancienne collection Gurlitt est toutefois d’une ampleur différente : Greuze construit un récit grâce aux membres de la fratrie qui ajoutent « beaucoup de vérité, de mouvement & même d’intérêt dans cette composition très simple en elle-même, mais très amusante par la manière dont l’artiste l’a rendue » (18). Cette feuille constitue ce qu’on appelait au XVIIIe siècle un dessin d’ordonnance, c’est-à-dire une œuvre autonome, non liée à une composition peinte. Présenté au Salon, ce grand dessin de plus de 50 cm était destiné à un amateur, sensible à l’aspect très fini qui l’apparente à un véritable petit tableau. Ainsi, en 1769, Greuze n’expose pas moins de six feuilles (nos 160 à 165) au Salon participant à l’engouement pour les dessins de maîtres qui marque la seconde moitié du siècle.

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(1) Sur les résultats de cette enquête voir, Andrea Baresel-Brand, Nadine Bahrmann, Gilbert Lupfer (dir.), Kunstfund Gurlitt – Wege der Forschung, Berlin, De Gruyter, 2020.

(2) Le « Provenienzrecherche Gurlitt », dont les résultats sont disponibles sur la German Lost Art Foundation (https://www.lostart.de/en/start et, sur le dessin de Greuze : Object record excerpt for Lost Art ID: 478544), a permis de préciser l’historique du dessin : d’après J. Martin (Œuvre de J.-B. Greuze. Catalogue raisonné, Paris, 1908, p. 11, no 135), il est documenté dans la collection de Jules Duclos où il est vendu en 1878, puis passe vraisemblablement dans la collection du duc Ernst de Saxe-Cobourg et Gotha (Vente S. A. R. le Prince de… [Saxe-Coburg and Gotha], C.-A. Mincieux, Gutekunst und Klipstein, and William S. Kundig, Hôtel Savoy, Zurich, 22–23 mars 1923, no 229 : Greuze [attribué à J.-B.] Le depart de Barcelonette [sic]. Composition à onze personnages, dont neuf enfants. Dessins original. Non signé. Plume et lavis d’encre de Chrine. En haut. (Dimens. 44 x 55 ½ cm.). Monté au xviiie siècle sur carton bleu, avec filets d’encadrement tracés à l’encre. Le titre ci-dessus calligraphié au bas. Composition fort importante et d’une allure très artistique ; acquis par C. A. Mincieux, Geneva) ; avant de rejoindre la collection de Roger Delapalme (selon les papiers Gurlitt).

(3) Edgar Munhall dans cat. exp. Greuze the Draftsman, New York, The Frick Collection, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2002, p. 168, fig. 137.

(4) Mémoires secrets, 1769, éd. Bernadette Fort, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1999, p. 69.

(5) Edgar Munhall, « Savoyards in French eighteenth-century art », Apollo, no 87, 1968, p. 86‑94.

(6) Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, éd. corrigée & augmentée, Amsterdam, 1782, t. IV, chap. cccxviii, p. 102.

(7) Edgar Munhall dans cat. exp. Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Hartford, Wadsworth Atheneum, San Francisco, The California Palace of the Legion of Honor, Dijon, musée des Beaux-Arts, 1976-1977, p. 122, no 53.

(8) L’Empereur Sévère reproche à Caracalla, son fils, d’avoir voulu l’assassiner, huile sur toile, 124 x 160 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 5031.

(9) Plume, encre noire et brune sur traits à la pierre noire sur papier vergé, 32,5 x 39 cm, Épinal, musée départemental des Vosges, inv. D.1920.28, voir J. Delaplanche dans cat. exp. Le goût de la grâce et du joli. La collection Oulmont, dessins, peintures et pastels du XVIIIe siècle, Épinal, musée départemental des Vosges, 2007, p. 78-79, no 31. Voir aussi le dessin de la National Gallery de Washington, Plume, encre brune et lavis brun sur traits de crayon noir sur papier vergé, 22,3 x 27,9 cm, inv. 1991.217.15.

(10) Louis Gougenot, Voyage dans différentes contrées de France et d’Italie, 1755-1756, ms, 3 vol., Paris, collection particulière, t. I, p. 202.

(11) Louis-Sébastien Mercier, op. cit., p. 100.

(12) Le Départ d’un jeune savoyard, plume, encre noire et brune sur traits à la pierre noire sur papier vergé, 33,3 x 37,8 cm, Amsterdam, Amsterdam Museum, inv. TA 10962, voir Edgar Munhall dans cat. exp. Greuze the Draftsman, New York, The Frick Collection, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2002, p. 168-169, no 56.

(13) Le Départ d’un jeune savoyard, plume et lavis gris sur traits de crayon noir sur papier vergé, 34 x 23 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 24064.

(14) Catalogue d’une belle collection de tableaux originaux des meilleurs maîtres françois et hollandois, figures en bronze, porcelaine anciennes, & autre, pendules à répétition, & divers objets curieux, qui composent le Cabinet de M*** [Jean-François Leroy de Senneville], Paris, 5-11 avril 1780, no 29 : « La vue d’une chaumière, près de laquelle un homme est assis tenant à côté de lui un jeune & joli enfant coëffé de cheveux blonds & d’un grand chapeau. Il porte devant lui une petite boëte dans laquelle une femme qui paroît être sa mère lui va mettre une marmotte, lui indiquant par un geste qu’elle fait de la main droite, l’endroit où il doit aller. Ce tableau, d’une vérité de nature admirable, d’une touche juste et savante, est aussi d’un ton de couleur très fin. Hauteur 11 pouces, Largeur 14 », acquis par Dubois pour 172 livres.

(15) Ibid.

(16) Trois crayons sur papier brun, 33,5 x 26,9 cm, Vienne, Albertina, inv. 12763, voir Edgar Munhall dans cat. exp. Greuze the Draftsman, New York, The Frick Collection, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2002, p. 170-171, no 57.

(17) Laure Barthélémy-Labeeuw et Pierre Rosenberg, Les dessins de la collection Mariette. École française, 2011, t. II, p. 774.

(18) « Exposition des peintures, sculpture & autres ouvrages de MM. de l’Académie royale », L’Avant-coureur, no 38, 18 septembre 1769, p. 600.