Les 18 et 19 septembre 2019 s’est tenu, à l’Istituto Universitario Olandese di Storia dell’Arte de Florence (NIKI), un colloque dédié à la technique de la sanguine. Intitulés Disegni a pietra rossa. Fonti, techniche e stili 1500-1800, les actes du colloque ont été publiés en fin d’année 2021 dans un volume que l’on espère être le premier d’une plus longue série consacrée aux techniques du dessin.
Les dix-neuf contributions, inaugurées par un texte de présentation de Michael W. Kwakkelstein, directeur de l’Istituto Universitario Olandese di Storia dell’Arte et une introduction de Luca Fiorentini, organisateur avec Michael W. Kwakkelstein du colloque, sont complétés par un petit catalogue de dessins exposés pour l’occasion : des « Esempi di opere ».
Dans une diversité d’approches et de points de vue, les auteurs interrogent, en fonction des époques, des artistes, des écoles, des pays ou encore des collections, l’utilisation de la technique de la sanguine. L’objectif de ces deux journées d’étude tend à livrer un panorama large de l’utilisation de ce médium chez les artistes du XVe au XVIIIe siècle en Europe. Les interventions ne se limitent pas à la question de la pratique artistique. Le goût du collectionneur est interrogé notamment dans l’article de Federica Mancini, qui traite de la collection des dessins à la sanguine de Filippo Baldinucci au musée du Louvre. Ces journées d’étude n’ont pas délivrée un panorama exhaustif de la pratique. Aucun article ne traite de l’école espagnole, par exemple. Quatre interventions concernent exclusivement l’œuvre de Léonard. À celles-ci, il faut ajouter l’article de Rita Bernini, Esempli di disegni a pietra rossa nel Gabinetto disegni e stampe, qui mentionne également des dessins à la sanguine du maître de la Renaissance. L’estampe et la contre-épreuve sont au centre de quatre interventions qui traitent l’école française, italienne, hollandaise et anglaise du XVIIIe siècle.
Les problématiques matérielles et historiques sont abordées dans le premier texte rédigé par Birgit Reissland, Jaap den Hollander, Nina Wichern et Ineke Joosten. En se basant sur l’article fondateur de Timothy David Mayhew, Steven Hernandez, Philip L. Anderson et Supapan Seraphin, publié dans le Journal of American Institute for Conservation, en 2014, qui approfondie et développe l’étude du médium, les auteurs décrivent les propriétés matérielles de la sanguine. Elle est produite à partir de sédiments argileux composés essentiellement de particules d’hématite. Il s’agit d’un matériel hybride cohésif, qui se caractérise par sa relative résistance à l’eau, et son adhérence à plusieurs surfaces. Du point de vue historique, l’utilisation de la sanguine n’est pas attestée durant le Moyen-Âge. Elle apparaît au XVe siècle chez les charpentiers, les artisans et les maçons qui travaillent la pierre, d’abord en Allemagne, avant de se diffuser dans le reste de l’Europe. L’apparition du médium dans le domaine artistique se fait rapidement au courant du siècle. Les sculpteurs sont les premiers à l’intégrer dans leur pratique d’atelier. Un inventaire précis des lieux où se trouvaient des carrières de pierres argileuses, utilisées pour la sanguine, est établi dans ce premier texte de l’ouvrage. Il est accompagné d’une carte qui complète l’étude sur les cinq divers types de pierre rouge naturelles provenant de France, d’Allemagne et des États-Unis, publiée par Timothy David Mayhew, Steven Hernandez, Philip L. Anderson et Supapan Seraphin, en 2014.
Plusieurs intervenants et auteurs ont souligné la variété de vocabulaire qui désigne la technique : en française « sanguine », en italien « pietra rossa » dans l’écrit de Giovanni Battista Armenini (1587), « sanguina » dans celui du médecin siennois Andrea Mattioli (1544), « lapis rosso » dans les Vies de Giorgio Vasari (1550 et 1568), « matita rossa » dans le texte de Raffaello Borghini (1584) ou encore « lapis amatita » et « cinabro naturale » sous la plume de Filippo Baldinucci (1681).
Du point de vue stylistique, les auteurs s’accordent à dire que la sanguine est utilisée par les artistes comme un moyen pour créer des effets de lumière et pour modeler les corps. Elle permet d’esquisser rapidement les compositions de plusieurs figures (Correggio et Michel-Ange), de réaliser des compositions abouties – la sanguine est difficile à supprimer – ou encore de créer des structures géométriques et mathématiques (Bernin). Elle peut être utilisée comme technique unique ou bien combinée à de la pierre noire ou de l’encre brune. La technique de la sanguine combinée est largement diffusée durant la deuxième moitié du XVIe siècle à Rome avec Federico Barocci et avec Federico Zuccaro mais aussi à Venise avec Jacopo Bassano, avec Véronèse et avec son fils Carlotto Caliari, qui est au coeur de l’étude d’Alexa McCarty dans son texte sur l’utilisation de la couleur dans les dessins de l’artiste.
Quelques découvertes sur les dessins de Léonard et de son cercle
Les dessins de Léonard sont analysés dans plusieurs contributions. Cela n’est pas un hasard, la date des journées d’étude concorde avec avec l’anniversaire de la mort de l’artiste. Aussi, il demeure un maître incontestable de la technique de la sanguine. Léonard innove dans son style, introduit le sfumato et l’effet de clair-obscur grâce à l’utilisation de pigments à sec, anticipant en ce sens la technique du pastel. Sa pratique de la sanguine comme médium principal de ses dessins est daté par la critique durant les années 1480. Letizia Montalbano, restauratrice Opificio delle pietre dure, soulève de nouvelles hypothèses et anticipe la date d’utilisation de la sanguine par l’artiste. En effet, les récentes enquêtes menées sur le Paysage conservé au Cabinet des dessins des Galeries des Offices, datant du début des années 1470, ont montré la présence de traces de sanguine sous-jacentes. Letizia Montalbano met aussi en évidence l’utilisation dans les dessins de Léonard des pierres rouges recomposées avec des pigments mélangés à de la cire.
Léonard de Vinci, Étude de paysage, plume et encre brune, sanguine, pierre noire, traces de pointe de plomb sur papier, 194 x 285 mm, Florence, GDSU, inv. 8P (verso).
La technique « red on red », comme il est mentionné par Letizia Montalbano, est une technique particulièrement novatrice chez Léonard. À partir de ses années milanaises, vers 1495-1497, l’artiste multiplie ce type de production ton sur ton. La tonalité du papier varie du rose clair au rose orangé. L’étude en laboratoire a permis de relever des éléments intéressants sur une Études d’un pied et des collines, conservée à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan, provenant d’un cahier d’études. Le dessin est à la fois attribué à Léonard, pour le tracé des collines, et à l’un de ses élèves, peut-être Francesco Melzi, pour l’étude du pied monumental. Avec la réflectographie infrarouge, deux pierres rouges ont été identifiées sur le motif du pied : l’une est utilisée pour le contour du motif, particulière visible, plus foncée, provenant d’une pierre rouge reconstituée et renforcée pour corriger quelques points tandis que l’autre est composée de pigments rouges, cinabre et hématite, probablement mélangés à du blanc de plomb.
Léonard de Vinci et Francesco Melzi (?), Étude d’un pied et des collines, sanguine sur papier préparé rouge-orangé, 249 x 182 mm, Milan, Biblioteca Ambrosiana, Codice Resta, inv. 35bis.
D’autres travaux en laboratoire menés par Paola Biocca, Marina Bicchieri, Francesco Paolo Romano, Claudia Calri ont permis de vérifier des hypothèses amenées par les historiens de l’art. Leur champ d’analyse porte sur les dessins de Léonard conservés à la Bibliothèque Royale de Turin, à l’intérieur de laquelle se trouvent non seulement le fameux Autoportrait de l’artiste mais aussi un Portrait en buste d’une figure masculine, réalisée à la sanguine, à la plume et à l’encre brune. Les analyses u-Raman, menées par les chercheurs, ont permis de signaler la présence de retouches datant probablement du XVIIIe siècle, et non pas du XVIe siècle, comme cela avait été avancé avant l’enquête en laboratoire par les historiens de l’art. Cette découverte constitue une preuve de la nécessité, souvent formulée, de la collaboration entre les historiens de l’art et les scientifiques.
Léonard de Vinci, Portrait en buste d’une figure masculine, sanguine, plume et encre brune sur papier, 168 x 125 mm, Turin, Biblioteca Reale, inv. 15575 D.C.
Les dessins ne sont pas les seuls éléments de recherche sur Léonard. Les textes rédigés par l’artiste ont également fait l’objet d’une étude lors des journées au NIKI. Melani Margherita a proposé un travail sur la datation du Manuscrit G, conservé dans la collection de l’Institut de France à Paris. Dédié à l’étude en plein air, le manuscrit comporte certaines parties de textes rédigées à la sanguine et d’autre à la plume et à l’encre encre brune. Léonard l’emploie durant les dernières années de sa vie. Il ajoute ponctuellement des éléments entre 1508 et 1510-1515. Les feuilles ne suivent pas un parcours chronologique séquentiel. Ainsi, le travail de Melani Margherita consiste à développer une méthode qui entend vérifier les techniques artistiques de Léonard et circonscrire les datations en comparant plusieurs motifs et annotations inscrites sur plusieurs manuscrits de l’artiste. La chercheuse met ainsi en évidence que dans le Manuscrit G, les parties à la sanguine sont antérieures aux notes et aux dessins réalisés à la plume et l’encre brune et établit un schéma qui comporte des propositions de dations des pages du livre.
Léonard de Vinci, Études de l’arbre, sanguine sur papier, 141 x 103 mm, France, Bibliothèque de l’Institut de France, Ms 2179 (manuscrit G), fol. 34v.
Technique de prédilection pour l’étude d’al vivo
Les écrits de Marzia Faietti, de Gabriel Fattorini et d’Alessandra Baroni Vannuci développent une réflexion commune concernant la prédilection pour la technique de la sanguine des artistes qui gravitent entre Florence et Rome au début du XVIe siècle.
Le milieu florentin est particulièrement représentatif de l’utilisation de ce médium. Les artistes appartenant à ce foyer sont des précurseurs dans le domaine. On ne peut pas faire l’impasse sur les dessins de Michel-Ange, d’Andrea del Sarto, de Jacopo Pontormo, de Rosso Fiorentino ou encore de Giorgio Vasari, qui sont parfois confondus et souvent mis en confrontation par la critique.
Giovanni Andrea De Ferrari, Sacrifice d’Isac, sanguine sur papier, 147 x 209 mm, Minneapolis, Institute of Art, inv. 2012.58.188.
Dans son introduction des Vies, Vasari recommande aux jeunes artistes d’utiliser la sanguine pour effectuer les études d’al vivo. Cette idée raisonne chez de nombreux artistes qui l’entourent et se répand jusqu’aux naturalistes génois du début du XVIIe siècle. Selon Valentina Frascarolo, qui traite du sujet, l’arrivée des toscans et de leurs œuvres à Gênes à la fin du XVIe siècle, entraîne un changement radical dans le dessin génois. La génération passée marquée par les dessins de Luca Cambiaso prend un tournant plus naturaliste. L’évolution du répertoire figuratif va de pair avec l’utilisation de la sanguine. Pour exemplifier son propos, l’auteure mentionne plusieurs artistes : Bernardo Strozzi, Orazio de Ferrari, Giovanni Battista Carlano ou encore Giovanni Andrea de Ferrari, à qui elle attribue un dessin conservé l’Institute of Art de Minneapolis. Illustrant le Sacrifice Isaac, le dessin était anciennement donné à Gioacchino Asssereto. Une composition identique se retrouve dans une œuvre picturale d’Andrea de Ferrari, conservée aujourd’hui dans une collection privée. Valentina Frascarolo, qui nous permet d’appréhender avec plus de complexité les dessins génois de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle, clôture son intervention en invitant les chercheurs à continuer à approfondir l’étude des dessins de cette école.
Les contributions automnes et indépendantes les unes aux autres, publiées sans un essai introductif pouvant souligner des points de croisement et unifier la réflexion, livrent plusieurs visions convergentes sur la variété de l’utilisation de la sanguine au cours des siècles. Ces journées d’étude ont surtout permis de faire le point sur la connaissance de la pratique de la sanguine et d’entrevoir une évolution de l’utilisation de ce médium dans plusieurs foyers européens entre le XVe et le XVIIIe siècle.
Pour approfondir, découvrez les actes de colloque :
Luca Fiorentino et Michael W. Kwakkelstein (dir.), Disegni a pietra rossa : Fonti, tecniche e stili 1500-1800 ca. Disegni a pietra rossa, Florence, Edifir, 2019, 315 p.