Une visite au cabinet des arts graphiques du musée de l’Armée

Nous arrivons à l’Hôtel des Invalides après la nuit tombée, traversant la cour surplombée par le Dôme illuminé pour découvrir les nouveaux espaces du cabinet des Dessins, Estampes et Photographies. Suite à des travaux de rénovation débutés en 2006, le cabinet et les espaces de documentation sont de nouveau ouverts depuis 2018 ; les conservatrices ont pu nous accueillir dans des locaux neufs, qui avaient à l’origine abrité les chambres des soldats.

Le cabinet des arts graphiques témoigne de l’histoire militaire de la France et conserve des œuvres du XVIe au XXe siècles. Le fonds comprend environ 9 000 dessins, une centaine de pastels, 300 albums contenant des dessins et estampes, 20 000 estampes et affiches, et 60 000 photographies environ. Les deux-tiers du fonds actuel ont été formés grâce au legs de la collection de Joseph-Émile Vanson (1825-1900), réalisé par son épouse après son décès. Ce don du premier directeur du musée a ainsi permis de faire entrer dans les collections 22 000 dessins, estampes et photographies.

Lors de cette visite effectuée par Laëtitia Desserrières, chargée des collections de dessins, et Hélène Boudou-Reuzé, chargée de la collection d’estampes, nous avons pu nous rendre compte de la diversité des collections d’arts graphiques, loin des idées préconçues sur les œuvres conservées par le musée de l’Armée. Cela nous a également permis d’apprécier la politique d’acquisition actuelle.

Charles-Nicolas Cochin, La Très Sainte Trinité, planche 9 de l’album « Décor de l’Eglise Saint-Louis des Invalides », 1736, plume, encre et lavis sur papier, 380 x 525 mm, Paris, musée de l’Armée, cabinet des arts graphiques.

Le recueil de dessins de Charles-Nicolas Cochin (1688-1754) constitue un magnifique travail de réflexion autour de l’illustration de l’Histoire de l’Hôtel Royal des Invalides, publié en 1736 par Jean-Joseph Granet (1685-1759). Le travail de Cochin témoigne de l’état des peintures et sculptures à cette période. L’iconographie des dessins est triomphante et religieuse, célébrant les soldats morts durant les guerres menées par la France. Ici, La Très Sainte Trinité, à qui l’église est dédiée, est copiée en grisaille d’après la fresque de Noël Coypel, rendant saisissant l’effet de lumière et créant un halo autour du Saint Esprit.

Anonyme, Soldats invalides à l’exercice devant la façade de l’Hôtel des Invalides, vers 1690-1700, gouache sur papier, 160 x 323 mm, Paris, musée de l’Armée, cabinet des arts graphiques

Ce charmant projet d’éventail n’a pas la solennité que l’on attribue généralement aux scènes militaires, et tient plus de la scène de genre. Le peintre représente des soldats mutilés qui semblent au repos, devant la façade nord des Invalides. Laëtitia Desserrières a attiré notre attention sur le cheval de bois représenté à droite de la scène, qui permettait de punir les soldats. Ceux-ci avaient deux interdictions : ne pas vendre des boissons alcoolisées en dehors des horaires autorisés, et ne pas recevoir la visite de femmes. Lorsqu’ils étaient pris sur le fait, ils devaient monter sur le cheval et recevoir les moqueries du chaland, l’humiliation subie devant prévenir toute récidive.

Jacques-Antoine Delaistre, Maison du Roy, étendard du régiment des carabiniers. Planches 106 du tome III de l’Infanterie et Gardes françaises, vers 1721, gouache sur papier, 417×548 mm, Paris, musée de l’Armée, cabinet des arts graphiques.

Le musée conserve également une vingtaine d’albums, réalisés sous la direction de Robert Hermand par Charles Parrocel (1688-1752) et Jacques-Antoine Delaistre (1690-1765), destinés à l’éducation militaire de Louis XV. Celui-ci ayant été roi à 5 ans, suite à la mort de Louis XIV, il est formé par une équipe de précepteurs désignés par le testament de son arrière-grand-père : le duc du Maine, le maréchal de Villeroy, et le prélat André-Hercule de Fleury. Les albums de Delaistre permettent au roi d’apprendre, grâce à de très fins dessins, à reconnaître les blasons et les uniformes de ses troupes, compétences des plus appréciables sur le champ de bataille. Les volumes montrent également des exemples de tactiques militaires. Les feuilles, d’une grande fraîcheur, montrent la diversité et l’importance de l’éducation militaire. Ces ressources sont d’une grande utilité pour les uniformologues qui les consultent fréquemment.

Guillaume Apollinaire, Autoportrait en cavalier masqué décapité, aquarelle sur papier, 220 x 160 mm, Paris, musée de l’Armée, cabinet des arts graphiques.

Les conservatrices recherchent également, pour alimenter leur fonds, des témoignages de guerre réalisés par les artistes du XXe siècle, et sont très actives dans leurs acquisitions.

En 2019, le cabinet acquiert 700 œuvres de l’artiste Jean Delpech (1916-1988), mobilisé durant le Seconde Guerre Mondiale, et dont le regard sur le conflit est présent dans le parcours permanent.

Ici, cette œuvre acquise en 2012 a été réalisée par Guillaume Apollinaire (1880-1918) au retour de la guerre. Apollinaire s’enrôle dans l’armée française en novembre 1914. La violence de la guerre a un impact sur son œuvre. Il est blessé à la tête par un obus en mars 1916, et doit subir une trépanation, technique médicale consistant en une découpe circulaire du crâne. Pendant sa convalescence, il débute le projet du Poète assassiné, recueil de contes qu’il a publié la même année, et qu’il souhaite illustrer. L’Autoportrait en cavalier masqué décapité correspond à la dernière scène du recueil :

« Venu à cheval jusqu’aux lignes, avec une corvée de rondins, et enveloppé de vapeurs asphyxiantes, le brigadier au masque aveugle souriait amoureusement à l’avenir, lorsqu’un éclat d’obus de gros calibre le frappa à la tête d’où il sortit, comme un sang pur, une Minerve triomphale »

G. Apollinaire, Le Poète assassiné, Paris, 1916, p. 313.

Formellement, l’œuvre témoigne de la proximité du poète avec les avant-gardes russes, qu’il intègre ici avec des influences néo-primitivistes, visibles dans le traitement naïf des formes et des couleurs. En 1914, Apollinaire rédige le catalogue d’une exposition rayonniste à Paris, et la porosité avec l’œuvre de Mikhaïl Larionov (1881-1964) et Natalia Gontchavora (1881-1962) se retrouve dans l’abstraction du fond de l’œuvre.

Le cabinet des dessins et estampes accompagne également la volonté du musée de faire face aux guerres plus récentes de la France, et notamment la colonisation et les guerres de décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle. Là où le parcours permanent s’arrêtait après la Seconde Guerre Mondiale, le projet MINERVE, en cours, vise à son extension. Le cabinet d’art graphique enrichira le propos par l’acquisition d’œuvres des populations colonisées par la France. Le Cabinet a notamment reçu un don d’affiches provenant du Vietnam, suivant le retrait de la France du territoire après 1954 et la fin de la première guerre d’Indochine. Les affiches ont joué un grand rôle de propagande, notamment à destination des femmes, dans la redéfinition du Vietnam en tant qu’État.

La visite que nous avons eu la chance de suivre montre la volonté d’acquérir des œuvres qui permettent à la fois aux visiteurs de comprendre l’histoire militaire de la France, et de la rendre accessible au civil. Le projet d’extension du parcours permanent est une étape importante dans l’intention du musée, et les œuvres aideront très certainement à construire un discours sensible et honnête.


Informations pratiques 

La salle de consultation est accessible sur rendez-vous du lundi au jeudi de 10h à 13h et de 14h à 17h et le vendredi de 10h à 13h et de 14h à 16h.

Pour aller plus loin 

R. Baillargeat (dir.), Les Invalides : trois siècles d’histoire, Paris, 1974.

G. Mabille, « Sous les cieux du XVIIIe siècle, esquisses et plafonds peints », L’Estampille-L’Objet d’art, 1992, n° 259, p. 47-61.