Nous sommes en 1851, à Londres. La première Exposition universelle bat son plein et de nombreux Français ont franchi le Channel pour participer à la version internationale des Expositions des produits de l’industrie. Parmi eux se trouve la maison de meubles Ringuet-Leprince, qui expose une pièce de choix qui lui vaudra la Council Medal : un grand cabinet d’inspiration Renaissance, dont la sculpture remarquée a été dessinée par l’une des stars de l’ornement français du moment, Michel Liénard (1810–1870). Le musée des Arts décoratifs conserve un dessin qui nous en apprend autant sur la genèse de ce meuble, passé en vente récemment, que sur les différents statuts du dessin d’ornement.
Cette feuille d’assez grande taille (41,9 cm sur 24,7 cm) révèle le travail autour de ce qui fait le prix de ce meuble : ses ornements. En effet, si sa composition est guidée par les cabinets hollandais du début du XVIIe siècle, le meuble de Ringuet-Leprince n’est pas en ébène, mais en poirier noirci, relevé d’une discrète polychromie de pierres dures. Le spectacle n’est pas à l’intérieur, comme pour ses modèles historiques, mais à l’extérieur, avec un riche décor en haut et bas-relief d’inspiration Renaissance.
La maestria avec laquelle Liénard agence les motifs se lit plus clairement sur l’étude dessinée que sur le meuble réalisé. La composition est clairement construite et, si l’ornement est abondant, il ne prend pas le dessus sur la structure du meuble. Liénard bénéficie d’une formation où le voisinage de l’architecture a été omniprésent, dans les demeures royales ou au château de Blois où il travaille avec Duban. Pilastres ornés, niches, frontons ponctuent le meuble comme une façade. En outre, Liénard étudie tout au long de sa carrière les motifs historiques pour les réutiliser dans ses propres compositions. Sa période de prédilection est une large Renaissance, de la fin du XVe au début du XVIIe siècles, figurée ici par les typiques chutes de fruits, rinceaux, volutes, cartouches, cuirs.
La feuille qui nous occupe a sans doute servi de support aux propositions de motifs par Liénard à Ringuet-Leprince et il est possible que son mauvais état actuel témoigne de transports entre les deux ateliers. Outre le tracé en lui-même, à la plume et à l’encre, soigné et ombré, elle comporte des éléments qui témoignent d’une utilisation extérieure à l’atelier de l’ornemaniste : elle est signée en bas à droite (à l’envers, formule courante chez Liénard) et comporte une graduation sur le côté gauche. Le dessin est achevé tel que nous le voyons et destiné au choix du motif du piètement, qui semble avoir concentré les réflexions. En effet, une autre feuille plus modeste montre une première idée pour ce meuble : si la partie supérieure est globalement identique, la partie basse diffère de la réalisation et de l’étude à la plume. Le choix final s’orientera vers un mélange des propositions du grand dessin (angelots adossés de gauche et guirlande à l’oiseau de droite).
Fait révélateur de la polysémie du dessin d’ornement, on retrouve cette feuille dans un recueil de modèles d’ameublement, publié par l’éditeur belge, Charles Claesen. L’Ameublement moderne (1876) propose deux volumes de planches de différents ornemanistes, dont plusieurs témoignent de la longue collaboration entre Liénard et Auguste Ringuet-Leprince. Mais c’est bien le dessin, suffisamment précis pour être gravé tel quel, qui est strictement reproduit sous le titre « Cabinet Renaissance François Ier », et non le meuble réalisé, axant la publication vers les recherches stylistiques de l’ornemaniste.
Ce dessin a connu plusieurs vies, d’abord comme support d’une réflexion autour d’un chef-d’œuvre de l’ébénisterie du XIXe siècle, puis comme original d’un modèle diffusé par la gravure à une large échelle, entre unicité et multiple.
Sophie Derrot
Le complément de Bella Maniera :
Sophie Derrot est docteur en Histoire de l’Art, avec pour sujet de thèse ce fameux Liénard. Elle est aujourd’hui responsable de processus pour le dépôt légal des livres numériques à la BNF. Débordant d’énergie et d’enthousiasme, comme de curiosité, Sophie Derrot publie fréquemment ses recherches relatives à l’archivages sur le web et l’ornement au XIXe siècle. Membre de Bella Maniera, vous la croiserez dans (presque) toutes les expositions parisiennes.