The Grace of the Italian Renaissance

Récemment, Ita Mac Carthy a publié un ouvrage sur la question de la grâce à la Renaissance. Intrigante pour le sujet et pour les œuvres étudiées – la couverture reprend une magnifique sanguine de Raphaël, conservée à la Collection Royale de Windsor – cette ambitieuse publication a éveillé notre curiosité.

Et quoi de mieux que de découvrir cet ouvrage en avril, dédié à la grâce, selon la fresque de ce mois réalisé par Francesco del Cossa, dans le Salone dei mesi du Palazzo Schifanoia de Ferrare !

Francesco del Cossa, Salone dei mesi, vers 1469, fresque, Ferrare, Palazzo Schifanoia (mois d’Avril, détail)

Composé de six chapitres, ce livre retrace toute la Renaissance en examinant l’épanouissement de la grâce et la complexité de cette force multiforme dans les manifestations artistiques du XVIe siècle.

Évidemment, c’est sur les dessins étudiés dans cet ouvrage que nous avons choisi de concentrer notre lecture !

La grâce est souvent définie comme une qualité esthétique qui caractérise l’art soigné du XVIe siècle tout comme les bonnes manières des courtisans et des femmes de l’époque (la gestuelle, la pose, l’harmonie). Elle peut être mise en relation avec l’échange de privilèges dans le système de commanditaire du début de l’ère moderne mais aussi être caractérisée comme étant un cadeau provenant de Dieu.

Si l’on reprend la définition donnée par David Mandrella dans son article : Que signifie au juste « Bella Maniera », la grâce est une composante de la « Bella Maniera », en tant qu’elle se « manifeste par des compositions savamment équilibrées et mesurées […] » et qu’elle « se révèle par une grande élégance des gestes, par la grâce des figures et des mouvements, par la beauté du trait qui s’exprime notamment par la ligne sinueuse. »

Elle se réfère également aux figures des trois Grâces, les compagnes de Vénus, qui dans la mythologie antique, symbolisent la juste circulation des bienfaits dans les sociétés heureuses. Elles personnifient la nature et l’allégorie de l’échange. Selon Sénèque, elles incarnent le don idéal, celui qui « donne, reçoit, rend », tandis que dans la vision chrétienne, les trois Grâces sont des symboles de la divinité trinitaire.

L’auteure annonce dans son introduction la tradition historiographique amenée par Johann Joachim Winckelmann, au XVIIIe siècle, selon laquelle l’œuvre de Raphaël est perçue comme la perfection de la beauté et celle de Michel-Ange et de ses suiveurs comme la déconstruction de cette dernière. Cette chute que Winckelmann explique, est liée, selon lui, à la grande intelligence et connaissance de Michel-Ange, stimulée par les inspirations anciennes et une invention trop passionnée pour offrir le sentiment de la grâce. Cette idée d’effondrement peut être liée, selon Ita Mac Carthy, à une question de goût et à la dévotion pour l’Antique de Winckelmann. Ainsi, l’auteure ne cherche pas à montrer la création ou la déconstruction de la grâce au XVIe siècle, mais bel et bien à rendre compte de toute sa complexité dans les différentes activités artistiques de l’époque.

Raphaël, Etude pour les trois Grâces, vers 1517-18, sanguine sur traits incisés, Windsor, Collection Royale, inv. RCIN 912754.

Dans le domaine du dessin, Ita Mac Carthy traite d’abord l’œuvre de Raphaël représentant les Trois Grâces, de la Collection Royale de Windsor. Exécuté autour de 1517-1518, lors de la préparation de la fresque du plafond de la villa d’Agostino Chigi à Rome qui devait être réalisée par ses élèves, ce dessin diffère du premier exemple livré dans le fameux tableau de Chantilly, datant de 1504-1505. L’artiste libère les trois compagnes de Vénus de leur traditionnelle danse et s’inspire du banquet de Psyché et Cupidon qu’Apulée narre entre 160 et 180 ap. J.-C., dans les Métamorphoses. À partir d’une tradition littéraire connue, Raphaël amène une nouvelle conception visuelle. Jamais auparavant les Trois Grâces n’avaient été représentées ainsi. Comme sur la peinture de Chantilly, le dessin est un éloge de la beauté féminine. Les courbes des corps modelés sont fluides, formées par des lignes à la sanguine délicates. Raphaël maîtrise parfaitement et transgresse le dessin des formes féminines. Lomazzo identifiait cette courbure des corps comme la plus grande découverte du début de la Renaissance. La grâce, selon son Trattato dell’arte della pittura, est un point culminant pour les artistes qui apprennent les lois naturelles gouvernant leur art – la proportion, la perspective et l’anatomie – et ils les suivent seulement dans le but de les dépasser. La ligne, que Raphaël transgresse, est serpentine. L’artiste va au-delà des limites du vraisemblable, la torsion expressive des corps contraste avec la flexibilité des axes horizontaux des épaules. Dans ce dessin, même les points fixes de la composition détiennent des forces dynamiques.

Michel Ange, La Pietà Colonna, vers 1538, pierre noir, Boston, Isabella Stewart Gardner Museum, inv 1.2.o.16.

L’autre grand dessin mis en évidence dans l’ouvrage d’Ita Mac Carty est La Pietà Colonna, réalisée par Michel-Ange vers 1538. Exécuté pour Vittoria Colonna, marquise de Pescara, ce dessin témoigne d’une autre acception de la grâce : la grâce divine. Cette notion prend de plus en plus d’importance dans l’Europe réformée qui cherche à redéfinir la spiritualité de la foi chrétienne et à refonder les doctrines religieuses. Martin Luther croyait que la grâce pouvait être gagnée seulement par la foi. Dans ses écrits, Vittoria Colonna interprète la grâce comme étant une voie de conciliation entre le protestantisme et le catholicisme.

Même si l’iconographie rappelle le XVe siècle, Michel-Ange modernise le sujet. La Pietà Colonna, à la différence des précédents exemples, ne s’attarde pas uniquement sur l’aspect physique de la souffrance du Christ. Michel-Ange positionne le corps du Christ comme un modèle sculptural. Le dessin célèbre le moyen par lequel nous passons de la souffrance de la chair à la résurrection. Dans cette œuvre, l’artiste semble vouloir capturer le moment où le Christ et la Vierge souffrants sont aussi victorieux. Il rend compte de cette complexité théologique, et de l’instant de la rédemption du Christ et par extension de la rédemption de l’humanité par la grâce de Dieu.

Michel-Ange, La Crucifixion Colonna, vers 1538, pierre noire, Londres, British Museum, inv. 1895, 0915.504

En lien avec ce dessin, Ita Mac Carthy mentionne la Crucifixion Colonna, qui fut également dessinée pour Vittoria Colonna durant les mêmes années que la Pietà. Comme dans celle-ci, la douleur et la gloire de la grâce de Dieu sont exprimées par des tendances opposées. Les deux dessins permettent de livrer des réflexions sur la grâce spirituelle et artistique. En effet, ils rendent compte de la nature divine de la grâce et de sa transmission dans la création artistique. La réponse de Vittoria Colonna aux dessins de Michel-Ange confirme l’une de leurs fonctions : l’admiration. Dans ses écrits épistolaires et dans ses poèmes, elle décrit son impression face à ces dessins et suppose la difficulté que l’artiste a dû rencontrer pour les réaliser. Les dessins sont en effet d’une technique remarquable, finement exécutés à la pierre noire, livrant des effets d’ombre et de profondeur d’une très grande qualité.

Ainsi, dans le domaine du dessin italien de la Renaissance, la grâce s’exprime à la fois sur le plan esthétique et idéologique. D’autres expressions artistiques sont sollicitées par l’auteure : la peinture, la sculpture mais aussi la littérature. La grâce apparaît comme une notion de prédilection pour comprendre le carrefour des expériences humaines tant esthétiques et sociales que spirituelles de l’époque. L’ouvrage inédit, dont le sujet n’avait pas encore été exploré dans toute sa complexité, nous donne de nouvelles clefs pour l’analyse des œuvres de la Renaissance, et nous permet de mieux appréhender cette force si énigmatique de la beauté.


Pour approfondir la lecture :

Ita Mac Carty, The Grace of the Italian Renaissance, Princeton, Princeton University Press, 2020 (272 p.)