Sonia in Paris

Le 27 mars 2025 aux Colonnes, tout près du Salon du dessin

Le 27 mars dernier, à l’occasion du Salon du Dessin à Paris, Sonia Del Re, directrice du département des arts graphiques européens du Musée des Beaux-Arts du Canada (National Gallery of Canada) a accepté l’invitation de Bella Maniera à partager son histoire et son expérience. Installée à deux pas du palais de la Bourse, une boisson chaude en main, la conservatrice revient avec nous sur l’exposition Feuille à feuille. La collection de dessins dévoilée (Gathered Leaves: Discoveries from the Drawings Vault) qui s’est tenue du 13 décembre 2024 au 13 avril 2025 et son catalogue riche de 103 numéros à l’occasion du centenaire (plus trois ans, Covid-19 oblige) du département des arts graphiques du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC). Au moment de la publication de ce texte, Sonia est dans l’ouest du Canada, où elle vient de lancer la même exposition dans le site enchanteur du Audain Art Museum à Whistler. La tournée se terminera en 2026-27 à St-John’s, dans l’est du Canada (fig. 1)

fig. 1 Sonia Del Re à l’occasion de l’ouverture de l’exposition Feuille à Feuille. La collection de dessins dévoilée, en juin 2025, au Audain Art Museum, Whistler.
© Oisin McHugh (@oisinmchughphoto)

Sonia in Ottawa
Sonia Del Re naît à Montréal en 1981 et dès l’enfance souhaite devenir paléontologue et/ou détective. Elle trouve sa voie en combinant les deux en débutant des études d’archéologie à l’université. L’apprentissage des sciences dans le cadre de cette discipline ne lui correspondant pas, elle se spécialise en histoire de l’art à l’université McGill à Montréal. Rapidement, elle ressent un manque de contact avec les objets qu’elle étudie de manière purement théorique et débute un cursus de muséologie à l’Université de Montréal (lié à l’UQAM). C’est dans ce cadre qu’elle effectue un stage en 2004 au département des dessins et des estampes du MBAC où tout a commencé. Alors que ses études d’histoire de l’art se sont révélées trop théoriques, la muséologie l’empêche d’approfondir ses connaissances comme elle l’entend, car trop conceptuelle et touchant à toutes sortes de collections (ethnologiques, sciences naturelles, etc.). Sonia entreprend une thèse de doctorat sur la peinture des Caravagesques hollandais et un rare groupe d’estampes d’après celle-ci, soutenue en 20111.

Évoquer le parcours universitaire canadien en histoire de l’art a permis d’en soulever les particularités.  À la question de l’existence d’une chaire en arts graphiques au sein de l’université canadienne, la réponse est simple : il n’y en a pas, et encore moins de chance d’en avoir aujourd’hui. En effet, et ce déjà à l’époque de la formation de notre interlocutrice, l’intitulé même de la discipline « histoire de l’art » n’existait pas, plutôt qualifié de «visual arts». C’est à force d’être perçu comme un outil de communication que le département de visual arts a disparu de l’enseignement en fusionnant avec celui des communications (vidéos, radios, réseaux, etc.). Nous nous sommes posés la question du devenir des étudiantes et étudiants qui entreprennent de tels parcours, les imaginant se tourner par la suite vers des études de médiation, de communication, journalisme ou encore l’édition ou quittant le cursus vers d’autres horizons.

Sonia suggère de commencer à travailler dans les musées dès que possible, pour obtenir de l’expérience avec les objets, et considère qu’il est un peu trop tard d’y penser au moment du doctorat. Aussi, les places dans les institutions muséales canadiennes sont rares, y être bien intégré est un travail à mettre en œuvre le plus tôt possible. Elle est par ailleurs très sollicitée par des stagiaires de Carleton, mais les reçoit uniquement lorsqu’elle a un projet qui s’adapte à ce type d’apprentissage, pour rendre le tout gratifiant pour eux et pour elle. C’est donc dans le cadre de projets stimulants (exposition ou grandes acquisitions) qu’elle accueille des stagiaires qui observent, documentent les œuvres et assistent aux différentes tâches du département. Sonia invite aussi des étudiants à découvrir le département, les coulisses des musées et de leur collection étant difficiles d’accès et les métiers qui y sont exercés. 

Sonia fait partie de la première génération de conservateurs qui n’est pas issue des classes privilégiées de la société. Ce constat rassure, malgré le temps plus important que cela prend de se faire un nom dans ce milieu. C’est en se tournant vers ses prédécesseurs qu’elle a pu assimiler cette réalité. Sonia veut ouvrir les portes, élargir l’accès à l’étude de la conservation ou de la restauration. D’ailleurs, le MBAC et la Queens University, Kingston opèrent ensemble un programme dédié à la formation d’étudiants en restauration d’œuvres d’art issus de la diversité. Les élèves y suivent leur cursus initial puis passent deux étés d’affilés au musée pour continuer leur apprentissage technique, se familiariser avec les rouages d’une institution, de la création d’un réseau professionnel, etc. Sonia Del Re souligne l’importance de rester plusieurs semaines au sein du musée, afin de créer des liens solides avec ses différents acteurs et être en immersion complète. Le programme fonctionne et le département de la restauration du musée des Beaux-Arts d’Ottawa est par ailleurs actif.

Sonia reconnaît sans mal que son poste est le meilleur dans son domaine au pays. À la suite de son stage, Sonia Del Re débute au Musée des beaux-arts du Canada comme adjointe de cinq conservateurs d’œuvres sur papier. Au fil des années, elle occupe chacun des postes du département, la qualifiant progressivement. Adjointe à la conservation, conservatrice adjointe, conservatrice associée puis conservatrice principale et directrice du département, elle sait l’ampleur du travail qu’implique chacun des postes de la conservation d’un musée. Sonia le voit comme un atout majeur dans sa carrière, comprenant dorénavant les tâches incombant à tous les échelons du métier. Cet apprentissage auprès des œuvres lui permet d’approfondir ses connaissances en art européen bien sûr mais surtout sur l’art canadien et l’art inuit (précisément l’estampe) qu’elle n’a pas eu l’opportunité d’étudier à l’université.

À la question « Quel est ton rapport au statut de chef », Sonia nous répond : « je suis cheffe d’une collection mais pas de personnes », avant de nous parler avec beaucoup de reconnaissance de ses rapports avec une collègue, qui a commencé comme adjointe aujourd’hui conservatrice adjointe. L’idée étant, pour travailler dans un environnement sain, de se défaire de la verticalité imposée par les rapports hiérarchiques. Elle résume : « On travaille ensemble. »

Au Musée des beaux-arts du Canada, les départements d’art contemporain et d’art autochtone sont responsables des arts graphiques dans leurs collections respectives. Pour ce qui est des arts graphiques canadiens, y font partie aussi dessins et estampes anciens à sujets canadiens, mais exécutés par des artistes européens qui sont venus dessiner au Canada, comme les artistes topographiques anglais. Sonia s’applique à créer, au Musée, des ponts entre l’art européen et l’art Canadien en enrichissant les collections d’artistes ayant œuvré des deux côtés de l’Atlantique comme frère Luc, élève de Simon Vouet (fig. 2).

fig. 2 Claude (dit Frère Luc) François, Études d’une figure drapée, d’un pied et d’une main, v. 1650, sanguine et craie blanche sur papier vergé brun, 39.5 x 29.2 cm.
Acheté en 2017 grâce à l’appui des Amis du Cabinet des estampes de la Fondation du Musée des beaux-arts du Canada
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
©MBAC

S’inscrire dans l’histoire d’un département
La création du département des arts graphiques du Musée des Beaux-Arts d’Ottawa remonte à 1921. Il est dirigé brièvement par Henri Rossiter avant d’être confié en 1928 à une experte anglaise : Kathleen Fenwick, qui devient la première femme conservatrice du Canada. À l’origine, Kathleen Fenwick collabore avec des acquisition advisors en Angleterre, qui assurent à l’institution un accès privilégié au marché de l’art européen pour enrichir sa collection face à l’isolement d’un musée tel que celui d’Ottawa, au XXe siècle. Miss Fenwick augmente assidûment les collections du musée jusqu’en 1968 où Mimi Cazort prend la relève pendant une trentaine d’années. Sonia Del Re se place dans la continuité de cette filiation de femmes conservatrices, et maintient une politique d’acquisition dynamique. Pour autant, Sonia nous explique que cette particularité dans la filiation n’a rien à voir avec le genre, mais plutôt avec le hasard.

fig. 3 Rosa Bonheur, Études de mouton, mine de plomb sur papier vergé, collé sur papier vélin, 21 x 26.2 cm.
Acheté en 1937.
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
©MBAC

Gathered Leaves. Discoveries from the Drawings Vault
À l’approche du centenaire du département des arts graphiques d’Ottawa, Sonia Del Re aborde Heather MacDonald du Getty Paper Project pour lui proposer de célébrer avec un projet d’exposition. L’idée étant de mettre en valeur des acquisitions récentes et redécouvrir les dessins du fonds. Elle obtient une subvention pour une exposition et un catalogue ! C’est finalement après cinq années (donc à l’occasion du 103ème anniversaire) que cet ample dessein voit le jour. Le titre de l’exposition Gathered Leaves rappelle l’image du conservateur qui amasse des œuvres et construit une collection de feuilles (avec un jeu de mot sur le terme leaves, feuilles d’arbre, et non sheet, feuille de papier). Sont exposés 103 dessins, dont le parcours est une sorte d’introduction générale aux arts graphiques pour montrer la variété et l’étendue des collections du département et du Musée des Beaux-Arts du Canada. Se défaire des itinéraires chronologiques ou géographiques classiques est un choix assumé comme moyen de montrer au public canadien que ces riches collections sont les leurs et les accompagner dans leur découverte. La sélection de Sonia s’est tournée vers les acquisitions récentes, les dessins inédits, jamais publiés, les curiosités et autres œuvres d’exception qui composent le fonds du musée.

fig. 4 Elisabetta Sirani, La charité, v. 1664-1665, plume et encre brune avec lavis brun sur sanguine sur papier vergé, collé sur papier vergé, 11.1 x 8.7 cm.
Acheté en 1956.
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
©MBAC

Dans l’ouvrage, on découvre l’histoire de certaines de ces feuilles. Par exemple, l’attribution d’un dessin à Rosa Bonheur a été confirmée de manière certaine (fig. 3). La feuille qui n’a jamais été documentée auparavant, avait été acquise par le musée pratiquement par hasard, alors qu’elle fut ajoutée à un lot (« thrown into the lot ») lors de l’achat aux enchères d’un dessin d’Eugène Isabey. Les recherches effectuées dans le cadre de la préparation de l’exposition ont permis d’associer le dessin à une sculpture signée de Rosa Bonheur, confirmant ainsi l’attribution. De même, un dessin d’Elisabetta Sirani représentant La Charité a été associé à une commande des Médicis à Florence (fig. 4). Le tableau est signé et Sirani raconte l’obtention de la commande dans son journal. Tout récemment, Sonia nous raconte les vertus d’une politique d’acquisition active. En 2024, le Musée des beaux-arts du Canada a acquis au Salon du Dessin, auprès de la Galerie de Bayser, un dessin d’une autre Élisabeth. L’achat de l’Innocence (préparatoire pour « L’Innocence se réfugiant dans les bras de la Justice ») d’Élisabeth Vigée Le Brun (fig. 5) à entraîné le don d’un portrait au pastel par le père de l’artiste, Louis Vigée, dans son cadre et son verre d’origine du XVIIIe siècle (fig. 6).

fig. 5 Élisabeth Louise Vigée Le Brun
Étude pour la figure de l’Innocence dans « L’Innocence se réfugiant dans les bras de la Justice », 1779, pastel sur papier vélin, 42 x 33.7 cm.
Acheté en 2024.
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
©MBAC

fig. 6 Louis Vigée, Portrait d’André-Jean Sauvage, 1743, pastel sur papier marouflé, 73 × 60 cm. Don de l’hon. Serge Joyal, c.p., 2025.

Cette politique active permet aussi au Musée d’exercer ses droits en matière de préservation du patrimoine. L’exportation d’une feuille de Laurent de la Hyre, unique dessin de cet artiste dans une collection publique canadienne, a été suspendue (fig. 7). Si une œuvre au Canada depuis plus de 50 ans fait l’objet d’une demande d’exportation, les services frontaliers contactent un conservateur de musée pour faire l’examen de la demande. L’œuvre peut alors être mise en ligne sur un site internet, donnant une visibilité à ces œuvres pour que les musées qui pratiquent une veille pour leurs acquisitions, puissent faire une offre dans les 6 mois avant que le permis d’exportation ne soit enfin délivré.

fig. 7 Laurent de La Hyre
Apollon vainqueur du serpent Python, v. 1654-1656
pierre noire, plume et encre grise avec lavis gris et brun sur papier vergé beige, 25.4 x 29.6 cm.
Acheté en 2014.
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
©MBAC

Ce que l’on retient de notre échange avec Sonia Del Re, c’est qu’il faut beaucoup d’humilité et d’efforts pour gravir les échelons d’un département. Il faut en redoubler pour y trouver sa place et déterminer la direction dans laquelle on souhaite faire aller le département et le musée de manière plus générale. En plus d’une perspective canadienne sur la question de la formation et de la gestion dans le domaine des musées, Sonia Del Re nous a aussi offert un moment de partage aussi riche de conversation que d’écoutes mutuelles. En attendant une prochaine saison de Sonia in Paris, probablement pour le Salon du Dessin 2026, nous la remercions encore très chaleureusement pour sa disponibilité, son honnêteté et le bien que son témoignage fera à la profession et aux futures générations (canadiennes, mais pas seulement…). 

Louna Commans Bernard et Axel Moulinier

Vidéo de présentation de l’histoire du département des arts graphiques du musée des beaux-arts du Canada et de l’exposition :

Pour plus d’informations autour de l’exposition qui s’est tenue au musée des beaux-arts du Canada : https://www.gallery.ca/whats-on/exhibitions-and-galleries/gathered-leaves-discoveries-from-the-drawings-vault et au Audain Art Museum : https://audainartmuseum.com/exhibitions/gathered-leaves/ .

Le catalogue de l’exposition Feuille à feuille. La collection de dessins dévoilée (Gathered Leaves: Discoveries from the Drawings Vault) est également disponible à l’achat en ligne : https://boutique.gallery.ca/fr/products/feuille-a-feuille-francais?_pos=1&_sid=e01947b9f&_ss=r .

  1. Sonia Del Re, Re-forming images: Utrecht, Caravaggio and the body, 2011,sous la direction de Bronwen Wilson (UCLA) et Angela Vanhaelen (McGill). ↩︎