Deux dessins d’Alvise Benfatto redécouverts

Ces deux dessins, d’une indéniable qualité et d’une belle singularité graphique, exécutés d’une plume très nerveuse et libre par l’artiste, manifestent une réelle aisance dans le trait. Ces caractéristiques n’ont pourtant pas permis, jusqu’alors, d’attribuer de manière « certaine » ces deux feuilles : l’une conservée au Louvre [fig.1], représentant LEmpereur Théodose aux pieds de saint Ambroise, l’autre appartenant aux collections de l’Art Institute de Chicago [fig.2]. Elles demeurèrent longtemps classées dans les cartons des écoles italiennes anonymes du XVIIe siècle de ces deux musées. Catherine Monbeig Goguel avait, dans un premier temps, très justement rapproché les deux feuilles en mettant en exergue un auteur et un sujet commun, inscrit dans une forme de lunette, mais inversé et présentant des variantes. Elle avait aussi évoqué une main florentine du début XVIIe siècle et «une dépendance de son auteur de Cigoli». Diverses tentatives d’attributions furent avancées: florentine du XVIIe siècle pour la feuille «parisienne », et pour le dessin conservé à Chicago, une origine génoise ou florentine vers 1600, dans l’entourage du florentin Lodovico Cigoli (1559-1613) selon Catherine Monbeig Goguel, ou proche du génois Giovanni Battista Paggi (1554-1627) d’après Jamie Gabbarelli à Chicago. Les caractéristiques graphiques des deux artistes nommés ci-dessus transparaissent à travers ces deux œuvres, sans que nous puissions les attribuer à l’un ou à l’autre. Ces propositions semblent cependant très intéressantes et cohérentes, et permettent de mieux cerner les influences de l’auteur que nous soumettrons.

[Fig. 1] Attribué à Alvise Benfatto, L’Empereur Théodose aux pieds de saint Ambroise, Paris, musée du Louvre, inv. 11565.
[Fig. 2] Attribué à Alvise Benfatto, Évêque bénissant un homme agenouillé, Chicago, Art Institute, inv. 1959.42.

On pourrait croire, à première vue, que les dessins ont été réalisés par deux artistes différents tant le trait de plume diverge, plus linéaire, plus « abrupt », plus « génois » à Chicago alors que des « courbes et rondeurs florentines » apparaissent au Louvre. Ce mélange d’influences d’un dessin à l’autre serait susceptible d’expliquer une certaine « confusion » et quelques hésitations à l’heure de l’attribution.

L’artiste que nous recherchons a pu transposer sur la feuille le fruit de ses influences et de ses rencontres, et y ajouter sa propre personnalité artistique.

Durant le dernier quart du XVIe siècle, Venise est la cité où les Florentins et les Génois convergent vers les ateliers prestigieux de Véronèse ou du Tintoret. Outre Lodovico Cigoli, la feuille du Louvre évoque une parenté graphique avec un autre Florentin, Domenico Cresti, dit il Passignano (1559-1638) qui séjourna quant à lui à Venise durant la décennie 1580 et a pu y côtoyer l’artiste vénitien que nous proposerons. Nous pourrions également mentionner Antonio Vassilacchi (1556-1629) certes d’origine grecque, mais qui est présent dans l’atelier de Véronèse à partir de 1572 et dont le trait est marqué d’une influence florentine sur certaines feuilles. Après étude, il nous est impossible d’attribuer aucun de ces deux dessins à l’un de ces deux artistes dont les œuvres graphiques sont correctement documentées. L’attribution au Génois Paggi est également à écarter. Il est donc nécessaire de rechercher le « tronc commun » qui unirait « notre artiste » à ses diverses influences florentines et génoises mentionnées ci-dessus. L’atelier de Véronèse ou du Tintoret pourrait être ce lieu en commun. L’empreinte graphique vénitienne, et en particulier celle de Véronèse ou de Palma Il Giovane est très présente sur la feuille du Louvre. Nous pourrions alors répertorier les noms des élèves ayant fréquenté l’atelier de Véronèse en cette fin du XVIe siècle entre 1570 et 1580 et tenter d’extraire un nom de cette liste, trouver l’identité d’un artiste dont l’œuvre aurait été peu étudiée. Les proches collaborateurs du maître vénitien faisaient partie de son cercle familial, son frère Benedetto Caliari, et ses fils Carletto et Gabriele. Or le corpus graphique de chacun de ces artistes est assez éloigné des feuilles que nous étudions aujourd’hui. C’est alors un autre membre de l’atelier, mais également de la famille, qui éveille notre curiosité, il s’agit du neveu de Véronèse : Alvise Benfatto dit dal Friso (1554-1609).

[Fig. 3] Attribué à Alvise Benfatto, Étude d’une figure plafonnante variée, Grenoble, musée des Beaux-Arts, inv. MG D 2102 (RO).

[Fig. 3] Attribué à Alvise Benfatto, Étude d’une figure plafonnante variée, Grenoble, musée des Beaux-Arts, inv. MG D 2102 (RO).

Les dessins de ce dernier n’ont pas encore fait l’objet d’une étude approfondie. Son œuvre serait-elle difficile à cerner ? Eric Pagliano, lors de l’inventaire des dessins italiens du musée de Grenoble, hésite avec Alessandro Maganza, avant d’attribuer l’étude d’une figure plafonnante à Alvise Benfatto [fig. 3]. Il est donc nécessaire de se concentrer sur certaines feuilles, dites « sûres », de la main d’Alvise Benfatto, dont une Adoration des bergers conservée au Louvre [fig. 5]. Les similitudes stylistiques entre les deux feuilles du Louvre sont fortes. A travers ce groupe de dessins, à l’intérieur duquel nous ajoutons la Scène de cour conservée à l’Albertina de Vienne [fig. 4], attribuables à l’artiste vénitien, nous discernons un trait de plume commun, ainsi que des morphotypes comparables. Une des caractéristiques stylistiques d’Alvise Benfatto réside dans une tendance marquée à la « déformation » des visages, et particulièrement de fréquentes protubérances nasales visibles chez ses personnages. Nous pourrions retrouver ces tendances graphiques chez un autre artiste vénitien contemporain d’Alvise Benfatto, Alessandro Maganza (1556-1630).

[Fig. 4] Alvise Benfatto, Scène de cour, Vienne, Albertina, inv. 24037.
[Fig. 5] Alvise Benfatto, Adoration des bergers, Paris, musée du Louvre, inv. 5558.

Un Christ aux limbes vendu sur le marché de l’art parisien, attribué auparavant à Alvise Benfatto, fut de nouveau proposé aux enchères sous le nom d’Alessandro Maganza. Or contrairement à Alvise Benfatto, Maganza esquisse à la pierre noire avant d’apposer la plume. Outre la différence de trait, c’est un point caractéristique qui permet de distinguer les feuilles des deux artistes. La filiation vénitienne des feuilles que nous étudions aujourd’hui paraît établie, l’attribution à Alvise Benfatto pourrait donc s’imposer comme la plus pertinente. Il est possible alors d’entrevoir la personnalité stylistique d’Alvise Benfatto à travers ce groupe de quatre feuilles. À partir de ce « socle », nous pourrons, dans un second temps, essayer d’établir un corpus graphique plus important de cet artiste encore très peu étudié. La raison de sa « mise à l’écart » est certainement due au fait que les historiens de l’art ont longtemps considéré Alvise Benfatto comme un modeste suiveur de Véronèse. Si ses œuvres peintes peuvent nous paraître « lourdes » et empreintes de l’influence de son maître, Alvise Benfatto révèle sa personnalité par le dessin. Nous pourrons par la suite « retravailler » certaines feuilles vénitiennes anonymes du XVIe siècle et éventuellement les ajouter au corpus d’Alvise Benfatto. Il s’agit d’un artiste à redécouvrir.


Je tiens à remercier chaleureusement Victor Hundsbuckler et Jamie Gabbarelli.

Julien Abbadie

Connaisseur en dessin italien XVIe-XVIIe siècles