Paroles d’amateurs

« La collection d’art est une des formes les plus hautes de la culture.

Elle ne cède qu’à la création. »

Jacques Thuillier

C’est avec enthousiasme que j’inaugure cette nouvelle rubrique du blog de l’Association qui permet à un amateur d’évoquer une feuille qu’il affectionne.

Choix hautement cornélien lorsque comme le Dom Juan de Molière, je me sens un cœur à aimer… tous les dessins.


On pourrait retenir le premier dessin, celui par lequel la collectionnite (affection incurable comme dirait notre Président d’honneur) vous a été inoculée. Or, il s’agit souvent d’un dessin de moindre qualité qui ne saurait être soumis aux regards acérés des membres d’une telle Association.

Par facilité, prenons donc le dernier dessin acquis. Cela n’a pas plus de sens car il n’y a – et il n’y aura – jamais de dernier dessin.

Choisissons alors la feuille « préférée ». La réponse n’est guère plus aisée à poindre car les dessins ayant tous été acquis après mures réflexions voire arbitrages on les aime et chérit tous pour diverses raisons. Que ce soit parce qu’ils représentent un sujet qui nous touche, qu’ils portent un cachet d’un illustre prédécesseur, qu’ils préparent à un tableau célèbre ou encore parce qu’ils ont été sélectionnés après avoir recueilli l’avis d’êtres qui nous ont quittés, devenant ainsi les témoins d’un temps à jamais révolu.


L’ultime truchement serait le recours à la notion de dessin dit « île déserte », celui dont vous ne pourriez vous passer.

Et là, curieusement, une feuille sort du lot. Cupidon et Psyché exécutée par Jacques-Louis David lors de son premier séjour romain.

Ce dessin s’inspire d’une statue en marbre du IIe siècle après J.-C. copiant un original hellénistique disparu (Rome musée du Capitole. L’artiste a d’ailleurs mentionné sur la feuille « Au Capitole »).

David utilisera ultérieurement ce motif pour décorer le pilastre au second plan des deux amants maudits Pâris et Hélène tant dans la version du Louvre exécutée en 1788 pour la chambre à coucher du Comte d’Artois au château de Bagatelle que dans la réplique autographe de 1789 moins souvent citée, exécutée à la demande de la princesse Isabella Czartoryski Lubomirska, actuellement conservée au Musée des Arts décoratifs.

Le fait que cette feuille modeste se singularise parmi toutes les autres m’amuse car elle n’a pas de provenance prestigieuse telle Crozat, Mariette ou plus récemment Bonna ou Prat et surtout elle est l’œuvre d’un artiste dont la manière dessinée qualifiée de « froide » est parfois décriée.

Si l’on ajoute qu’il s’agit d’une copie, même d’après l’antique, la cause devient indéfendable et le verdict tombe: on a affaire à un dessin insipide.

Or, tout, absolument tout, respire la grâce et l’élégance dans cette feuille croquée in situ.

Le sujet, évidemment, ce couple de jeunes amants réunis par leurs bras et leurs bouches. Éros donnant un baiser à Psyché déjà toute à lui. Abandonnée.

L’usage aussi d’une pierre noire fine et souple qui donne vie à ces corps marmoréens et insuffle du volume au drapé que seules les hanches de la jeune femme retiennent encore.

Cette ligne vigoureuse, précise, décidée; la même qui souligne les corps des dieux et guerriers sur les cratères et œnochoés athéniens du Ve siècle av. J.-C.

« La rigueur du graphisme et sa pureté, telles que la cultivèrent les Italiens, revivent dans la ligne classique, de David à Ingres » comme le relève René Huyghe.

Mais, ce qui fait ici la différence entre une copie servile et une œuvre d’art, entre un exercice d’étudiant aux Beaux-Arts et un dessin de maître, demeure l’utilisation du lavis.

Ces points, ces virgules, ces inflexions graciles qui font vibrer la feuille.

Telles les notes d’une partition debussyste.

Cette touche délicate au niveau du coude de Psyché, du nombril ou du genou d’Éros.


Nulle fenêtre ouverte sur l’infini des montagnes, l’immensité des mers ou les cimes des forêts. Non, seulement quelques traits et touches légères pour donner vie à ce marbre post-hellénistique.

Pourtant, on touche là à l’essentiel, à la seule ligne, celle qui réunit les peintres de l’Athènes de Périclès à David, Ingres et évidemment Picasso et Matisse ?

Cette netteté d’épure, au-delà du délassement de l’œil et de l’esprit, n’est-elle pas un moyen de se retrouver soi-même ?

Jean-Philippe Vecin