Hommage à Marcel Roethlisberger (1929-2020), un amoureux du dessin

Le 7 mars dernier, Marcel Roethlisberger (fig. 1), l’un des grands historiens de l’art de notre époque, nous a malheureusement quittés.

Ce sont notamment ses lumineuses études sur Claude Lorrain qui lui avaient valu la reconnaissance de ses pairs. Toute sa vie, il n’a cessé de travailler sur cet artiste qui lui était cher : dans son tout dernier article paru dans Master Drawings, fin 2018, il dressait un bilan de l’état de la recherche sur ses dessins, cinquante ans après la parution de son catalogue raisonné. « Ce que j’admire de plus dans le dessin, ce sont les œuvres réalisées uniquement au pinceau », me confiait-il encore récemment. Il était sensible à cette spécificité virtuose du dessin ancien; et comment ne pas songer, bien évidemment, en entendant ses paroles, aux feuilles enlevées de Claude Lorrain (fig. 2) ?

Dans le sillage du Lorrain, Marcel Roethlisberger s’est aussi intéressé à ses multiples suiveurs et imitateurs. Pour mettre un peu de clarté dans cet immense « ensemble Claude », il a publié de nombreux articles sur Adriaen Honing, Goffredo Wals ou encore Guillerot ainsi que des catalogues raisonnés des œuvres de Bartholomeus Breenbergh (1969 et 1981) et de Pieter Mulier II, dit Tempesta (1970). Notons à ce sujet l’une de ses très belles découvertes: sur les îles Borromée, dans le Palais d’Isola Bella, il mis au jour un très important ensemble de peintures du peintre. Cet endroit de rêve situé dans le lac Majeur lui a d’ailleurs inspiré un autre article, preuve de sa curiosité sans bornes, consacré à la Tenture de la Licorne.

L’historien de l’art avait reçu une solide formation – que l’on pourrait presque, a posteriori, qualifier d’intimidante…! Entre 1950 et 1955, il étudia chaque année dans une ville différente : de Berne à Cologne, en passant par Paris, l’incontournable Florence, puis Pise et enfin Londres. Cela lui permit de suivre les cours des plus importants historiens de l’art: entre autres André Chastel, Roberto Longhi et Anthony Blunt. C’est le choc profond de la guerre qui avait incité ce jeune Suisse à tisser des contacts internationaux et de tenter des expériences intellectuelles dans une Europe qui semblait se remettre rapidement du chaos, mais qui en gardait d’immenses séquelles psychologiques. Il y perfectionne ses connaissances des langues, il étudie aussi le droit, l’archéologie, la musicologie et passe encore d’autres diplômes, comme notamment celui de Muséologie à l’Ecole du Louvre.

En 1955, à Berne, il soutient une thèse sur Jacopo Bellini. Après la publication de son travail en 1959 qui mettait tout particulièrement en avant ce dessinateur pionnier, contemporain de Pisanello, il ne consacrera plus jamais de recherches au Quattrocento.

La décision de lui confier le catalogue raisonnée de Claude Lorrain revenait à Anthony Blunt dont Marcel Roethlisberger avait suivi les cours au Courtauld Institute, vers 1955, en tant que boursier du British Council. A cette période, Blunt travaillait sur Nicolas Poussin et il avait bien compris qu’il fallait attentivement étudier l’art et le milieu du Lorrain pour mieux comprendre la carrière et la spécificité du « peintre- philosophe » normand. Chaque semaine, Blunt organisait une rencontre en tête à tête avec son assistant. Marcel Roethlisberger m’a avoué qu’il ne faisait parfois que préparer ce rendez-vous, lors de sa semaine, car Blunt le « bombardait » d’innombrables questions auxquelles il fallait répondre immédiatement.

Anthony Blunt n’avait pas les moyens financiers nécessaires à sa disposition pour mener à bien le catalogue raisonné de Claude. On envoya donc l' »élève prodige » à l’université de Yale (New Haven) où on lui demanda également d’enseigner. Cinq ans plus tard, la première partie du projet était achevée et, en 1961, le catalogue raisonné des tableaux paraissait, à la Yale University Press. L’université de Berkeley prit ensuite la relève afin de poursuivre cette publication – l’histoire des projets de recherche est parfois complexe (!) – et les dessins de Claude parurent en 1968 aux presses universitaires de cette prestigieuse institution. Après quinze années d’enseignement aux Etats-Unis (et une au Canada, à Toronto), Marcel Roethliberger regagna sa Suisse natale en 1971, pour enseigner à l’Université de Genève.

Côté recherches, Marcel Roethlisberger a attiré l’attention sur des fonds de dessins inconnus : il publia les plus beaux dessins anciens de l’étonnante « Bible Kitto », réalisée en grande partie par le relieur et marchand de gravures londonien James Gibbs et conservée au Huntington Library, Art Museum and Botanical Gardens à San Marino (Californie). Il s’agit de 60 volumes où sont insérés quelques 30 000 illustrations bibliques gravées et dessinées. Roethlisberger fut aussi le premier à saisir l’intérêt de la collection de dessins nordiques du musée de Grenoble. C’est l’étonnant Maurice Besset (1921-2008), entre autres ancien directeur de ce musée, et plus tard professeur d’histoire de l’art contemporain à Genève, qui lui indiqua ce fonds méconnu renfermant de nombreux dessins hollandais italianisants.

Dans les années 1970, c’est l’intérêt pour la Suisse, ses artistes et son patrimoine, qui se ressent chez Marcel Roethlisberger Fort logiquement sa vie à Genève et son amour pour le dessin l’ont encouragé à étudier, en association avec Renée Loche, conservatrice émérite du musée d’art et d’histoire de Genève, l’œuvre de Jean-Etienne Liotard. Leurs recherches sur ce grand artiste voyageur qui s’est particulièrement distingué par sa pratique du portrait en pastel, ont été publiées par Davaco en 2008. Le même éditeur hollandais s’était déjà chargé, quinze ans plus tôt, d’un autre grand projet de Marcel Roethlisberger: la publication du catalogue raisonné des peintures d’Abraham Bloemaert et de ses fils (pour lequel l’auteur a collaboré avec Jan Marten Bok qui a mené les recherches d’archives). Ce projet, occasionnant de nombreux séjours de recherche en Hollande et aux Etats-Unis, n’incluait pas les dessins de l’artiste qu’étudiait déjà Jaap Bolten – et que ce dernier publia à titre privé en 2007.

Les notices rédigées par Marcel Roethlisberger sont toujours courtes, synthétiques, peu descriptives, ne laissant jamais transparaître un jugement personnel. L’historien écrivait sans hésitation aucune l’allemand, le français, l’anglais ou encore l’italien. Sa manière de présenter les artistes est celle, rigoureuse – parfois austère – des grands historiens de l’art du passé, dans la lignée des Jacob Burckhardt, Walter Friedländer ou encore Julius Samuel Held. Nonobstant cette très belle carrière, Marcel Roethlisberger était toujours extrêmement retenu, modeste et réservé, ayant toujours à l’esprit qu’il était si facile se tromper, ou d’oublier des œuvres et des documents.

Il a voué sa vie à l’histoire de l’art et ses livres et articles resteront encore longtemps des références incontournables, des classiques dans le vrai sens du terme.

David Mandrella