Sur deux dessins d’Hubert Robert

Pour « Paroles d’amateurs », Bella Maniera m’a gentiment invité à écrire quelques mots sur celui de mes dessins que je préfère. À la différence des collègues qui m’ont devancé, je ne saurais parler pour ma part de collection, même si je place haut ce phénomène passionnant. C’est qu’une collection de dessins, les grands exemples nous l’ont appris, compte dans ses portefeuilles ou sur ses murs des centaines, voire des milliers de petits pensionnaires. Ma collection, elle, est lilliputienne. Mais deux vedettes s’en détachent.

Juin 2010. Retour de Munich, où je suis en poste, à Paris, pour une vente publique. Dans le catalogue en ligne, à l’Institut, depuis des semaines, je ne cesse de scruter avec envie les deux dessins. Lot 101. Hubert Robert (1733-1808), Deux dessins à la plume. Un homme de dos, coiffé d’un grand chapeau. Une femme vue de gauche et son enfant. Les deux : 8,5 x 4 cm. Je prie le sort que ces dessins de l’artiste, petits mais pleins de charme, tellement Robert, terriblement excitants, atterrissent chez moi au coup de marteau. Pourvu que… On verra.

Pourquoi un dessin plaît-il si violemment. Et pourquoi, par la suite, il peut bouleverser son propriétaire sa vie durant.Questions sans fond. Depuis que le marteau est tombé, en 2010, les deux croquis en pendant sont liés pour moi à ce que j’aime le plus chez Robert. Dessinateur prolixe et brillant, l’artiste comme un fou croque tout à la pierre noire, à la sanguine, un peu plus rarement à la plume. Il sait tout rendre avec finesse et avec brio, souvent avec humour, d’un paysage de ruines et d’une assemblée de nombreuses figures en extérieur, ambitieux, complexes, à de petites figures comme les miennes, humains saisis sur le vif de leur quotidien, portraits infiniment justes, saisissants de justesse, d’une vérité à la fois d’intelligence et de sensibilité.

Dans ces deux petits dessins qu’il est vrai j’ai pu souhaiter plus grands (par exemple 20 x 15, ou 30 x 20 cm, formats rarissimes, de toute façon, pour des figures isolées de l’artiste, dans quelque technique que ce soit), éclate le Robert que j’aime. Sur le papier vergé chamois de deux feuilles arrachées à un carnet de poche à prendre avec soi quand on sort, pour le moment où l’on brûlera de croquer sur le motif des humains en action, de ces humains qui animent si heureusement la rue, à Paris comme à Rome, s’organisent des traits d’une plume fine à l’encre brune, certains enroulés en pelote, d’autres aigus et cassants, d’une maîtrise stupéfiante, jetés sur le papier sans doute et sans erreur. D’un coup d’un seul, les deux dessins réussissent ce qu’ils se fixent : l’évocation de trois silhouettes pleines de vie, la restitution de leur attitude et de leur volume, l’illusion de la tridimensionnalité et du mouvement, ce cher mouvement qui confère souvent à un dessin son charme et sa magie, son feu (le fuoco que goûtent les Italiens), son élégance et son naturel. Lesquels sont autant de signatures du génie créatif d’un artiste, et en particulier de son génie graphique. Depuis que je les connais, les deux feuilles incarnent pour moi une certaine quintessence de Robert, la maîtrise parfaite du dessin jointe au naturel, le mariage troublant de la maestria et de la sprezzatura.

Quels sujets et quelle datation ? Des notes prises lors de l’importantissime voyage en Italie des années 1754-1765 ? Un cavalier romain au grand chapeau (bien peu à la mode française du règne de Louis XV ou de Louis XVI) et à la cape encombrante descendu de sa monture, arpentant quelque piazza ou quelque corso ? Une femme du peuple regardant en l’air, son enfant apeuré dans les jambes ? Notons qu’il pourrait s’agir aussi de croquis du voyage en Languedoc de 1783, avec l’ami Joseph Vernet, et tout aussi bien d’études réalisées à Paris ou à Versailles, à Arcueil ou à Saint-Cloud, à des moments différents de la carrière de l’artiste, tant il est difficile de dater ce genre de feuilles et d’établir une chronologie stylistique de son art de la plume.

Je n’ai pu identifier pour quels détails de quelle(s) peinture(s) ces silhouettes emportées sont préparatoires. Car il y a tout lieu de croire que, détachées d’un carnet de travail, elles préparent une peinture, un homme (un cavalier ?) montant un chemin en pente douce, le dos puissant, le mollet musclé, l’abondance de sa cape enroulée à la taille, une femme hélant ou admonestant à haute voix une personne invisible, le corps de son enfant collé au sien, pauvrement vêtu d’un tissu froissé. À des questions d’ordre pictural, l’artiste répond par le dessin tant le dessin est l’antichambre du tableau, le laboratoire de la réflexion. Le dos puissant sera rendu par le contraste de la réserve et de courts traits obliques, le mollet fort, par deux traits bouclés faisant saillie, l’apostrophe de la femme à un absent, par un bras gauche sculptural, l’inquiétude du visage de l’enfant, par un ovale ponctué de deux points. La forte humanité de l’artiste est servie par des dons plastiques illimités.


Alors, pourquoi aime-t-on ce que l’on aime ? Malgré toutes les explications et les arguments éventuellement de qualité qu’on peut y apporter, cette question sera toujours une question épineuse. Y répondre, une entreprise impossible. On ne fait que tourner autour du mystère. Car c’en est un, comme l’amour lui-même. On s’en approche. On le frôle. On brûle. Mais n’est-il pas préférable de battre en retraite ? Disséquer ses émotions m’a toujours fait l’effet d’épingler, vivants, des papillons.

Vincent Simonet