Paroles d’amateurs

Rêverie allégorique

Fortune se jouant de la Folie

– anonyme français du XIXe siècle.

Telle la Sphinge aux abords de Thèbes à l’égard d’Œdipe, cette feuille soumet une énigme en trois temps à celui qui lui accorde son regard. Celle de sa main, celle de sa destination, celle enfin de son sujet allégorique – pas le moindre de ses mystères, à bien s’y attarder.

Cette Fortune, passée en vente dans un chuchotement d’ange, et présentée comme « École française vers 1800 – Figure allégorique de la Fortune », se donne bien des airs néoclassiques qui en font une lointaine admiratrice des Sabines de Jacques-Louis David – voici le lien humblement filé avec la gracieuse feuille du maître présentée par Jean-Philippe Vecin en fin d’année dernière.

Tout dessin anonyme suscite, à tort ou à raison, la tentation de lui découvrir une filiation. Tentation bien trop perfide pour ne pas avoir envie d’y succomber au moins un peu. C’est ainsi, qu’à pas feutrés, avec la modestie et la prudence de l’enquêteur amateur, nous avons suivi la piste. Celle-ci nous a finalement mené à Michel-Martin Drölling (1786-1851), artiste discret jusqu’à l’oubli qui fut l’élève de Jacques-Louis David. Filiation sans certitude aucune, bien sûr, dont nous avons imaginé qu’elle puisse être au moins évoquée. D’abord en raison de l’inclination forte de cet artiste pour les sujets allégoriques, ensuite et surtout grâce à de minces indices stylistiques dont Michel-Martin Drölling n’a certes pas l’apanage mais qui pourraient permettre, peut-être, de rapprocher notre Fortune de son Portrait de mademoiselle Julie Duvidal de Montferrier (Paris, musée du Louvre) : les bouclettes de la chevelure, les plissés de la robe, ou encore cette manière limpide.


Michel-Martin, Prix de Rome en 1810, fut très tôt reconnu comme un dessinateur sensible, au trait délicat et minutieux. Incapable de « tuer le père », son quasi homonyme Martin Drölling (1752-1817) avec lequel l’œuvre est encore aujourd’hui confondu, il se démarqua de lui en se consacrant presque exclusivement aux sujets mythologiques et allégoriques, dans lesquels il se fit une petite réputation : on lui passa de nombreuses commandes pour des fresques murales et des décors de plafonds. Ce dessin pourrait ainsi avoir été une esquisse préparatoire à une commande décorative – qu’il soit ou non, d’ailleurs, de la main de Michel-Martin Drölling.

Si son attribution comme sa destination ne laissent d’interroger, le mystère le plus insolite et intrigant de cette feuille se loge pourtant ailleurs. À la regarder de plus près, elle diffuse une forme d’étrangeté troublante. Si la sphère dont se joue cette Fortune, et la corne d’abondance hélicoïdale que forme sa chevelure, ne permettent pas de douter de sa nature première, un soupçon de diablerie semble en effet s’être glissé dans la composition. Deux éléments viennent ainsi discorder : ce hochet à grelots surmonté d’une tête grotesque, que brandit la Fortune, et un discret bracelet qui tinte à sa cheville. Attributs généralement prêtés à la Folie… Un métissage allégorique peu ordinaire, de mémoire de profane, qui intrigue et désoriente à première vue. Une Fortune qui se jouerait au grand jour de la Folie ? Après tout, pourquoi pas ? Cette allégorie janusienne, inquiétante et séduisante, ne figure-t-elle pas, au fond, la parfaite illustration de la vie, le sac et ressac de nos existences imparfaites et sans cesse éprouvées ?

« Je vous aime, mystères jumeaux,

Je touche à chacun de vous ;

J’ai mal et je suis léger. » [1]


Dans ce regard profond, se lisent tout à la fois détermination et fièvre naissante : si près de sombrer dans l’abîme, mais bien trop virtuose et décidée pour faillir. Le drapé est si voluptueux, l’invitation si entraînante, le courage si palpitant, qu’on croirait, un instant, voir passer avant son heure la Liberté guidant les hommes ou les éclairant. D’ailleurs, le trait de plume et le lavis sont si délicats, le mouvement si aérien, qu’on pardonne volontiers ce pied gauche disgracieux – un reste de grimaçante folie, peut-être ?

La composition exprime tant et si bien harmonie et équilibre, que cette Fortune semble personnifier à elle seule toute la légèreté, la fragilité, et l’oscillation constante de notre monde. Elle y funambulise. Elle a « tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile » [2], et elle danse.

Elle efface d’une gestuelle élégante et affirmée nos incertitudes. Les grelots à sa cheville droite peuvent tinter, nous resterons sourds à leur sournoise invite. L’attache à sa cuisse n’est pas près de s’ouvrir, soyons sans crainte. La Folie déjà s’est résignée, on le pressent, et la douce Fortune veille. Commencer l’année en sa compagnie est un ravissement, elle dévoile et suggère, mais annonce par son maintien et son assurance qu’elle ne cèdera ni aux sirènes, ni aux alarmes. Vivez, aimez, vibrez, semble-t-elle nous exhorter, et laissez-moi veiller à vos suppliantes ou souriantes destinées !

Gaël Bordet

[1] René Char, « Le Carreau », in Les Matinaux. [2] Arthur Rimbaud, Les Illuminations.