La scintilla divina. Il disegno a Roma tra Cinque e Seicento

Le 22 octobre 2018, Stefan Albl et Marco Simone Bolzoni organisaient un colloque à la British School de Rome intitulé « Tradizione, innovazione, modernità : il Disegno a Roma tra Cinque e Seincento, 1580 ca. – 1610 ca. ». Cette journée d’étude a donné lieu à une publication à la fin de l’année 2019, intitulée La scintilla divina. Il disegno a Roma tra Cinque e Seicento. Elle reprend la majorité des interventions faites l’année précédente et inclut des contributions supplémentaires, ajoutées par les auteurs pour donner une vision encore plus complète du sujet traité : l’Histoire du dessin à Rome entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle.

Nous vous proposons, ici, une brève lecture critique de cette récente publication sur le dessin ancien, dont l’objectif est d’exposer une scène artistique plus complexe que celle proposée par l’historiographie, en démontrant avec détail l’importance du rôle du dessin chez les différents artistes qui ont œuvré à Rome à la charnière entre le Cinquecento et le Seicento.

La variété des essais regroupés dans ce volume livre une vision précise de la scène artistique romaine de l’époque, marquée par l’héritage du monde antique, la tradition de la Renaissance, la cohabitation des deux grands maestri de la modernité Annibale Carrache (1560-1609) et Cavarage (1571-1610), la réforme de l’Académie de Saint Luc, les nouvelles exigences de l’Église catholique post Concile de Trente mais aussi les interactions avec les artistes étrangers séjournant à Rome. Les auteurs articulent les particularités propres de cette période, en suivant comme méthode l’observation et l’analyse du dessin, médium qui s’impose comme étant le support privilégié pour l’expérimentation et l’innovation.

Chaque intervention aborde le sujet selon un point de vue spécifique : l’iconographie ; les innovations techniques des dessinateurs ; le rapport entre dessin et gravure ; les séjours romains des artistes originaires d’Urbe, de Bologne ou de Florence ; les interactions entre dessin, science et théorie de l’art ; le respect de la tradition antique et des maîtres passés ; le fonctionnement des ateliers ; le processus artistique ou encore le problème du « dessin caravagesque ».

Le disegno interno ou l’idée et l’invention divine

Lors de la réforme de l’Académie de Saint Luc, en 1593, Federico Zuccaro (1540/1542-1609), alors premier Principe, profite de l’occasion pour aborder des questions concernant le disegno et pour lui donner une nouvelle acception. Il n’est plus seulement un instrument de travail mais aussi un guide intellectuel pour l’artiste. En 1607, Zuccaro distingue, dans son traité L’Idea de’ pittori, scultori et architetti, le disegno interno du disegno esterno. Le disegno interno est l’intention, l’idée, permettant d’établir une analogie entre la création artistique et la création divine. C’est justement à cette définition que le titre de cette publication se réfère, la « scintilla divina » renvoie au disegno interno et donc à la création mentale de l’artiste qui détient l’inspiration de Dieu, la scintilla divinitatis.

Dans les Vite degli artisti de Gaspare Celio (1571-1640), en plus d’être définit comme étant l’idéalisation du projet, l’exercice et la source d’inspiration, le dessin apparait également comme un objet de convoitise, de spéculation et de vol. Comme le remarque Riccardo Gandolfi dans son intervention, à partir de la fin du XVIe siècle, le dessin entre dans un commerce romain florissant qui témoigne largement du goût prononcé des amateurs et des collectionneurs pour cette forme artistique.

Il devient une œuvre d’art autonome, pouvant rivaliser sans disparité avec les arts dits « majeurs », détient un aspect plus « fini » et suit les critères esthétiques du goût de l’époque. Le dessin est ainsi créé dans le but de satisfaire le plaisir du collectionneur romain qui apprécie particulièrement, au tournant du XVIIe siècle, celui réalisé à la pierre de couleurs, dit « a colori ».

Les dessins « a colori »

L’introduction de la couleur dans le dessin constitue un chapitre entier de l’intervention de Marco Simone Bolzoni sur « I Cavalieri Giovanni Baglioni, Giuseppe Cesari d’Arpino e Cristoforo Roncalli tra tradizione e modernità », dans lequel il expose que Federico Zuccaro a largement contribué à la diffusion à Rome de la technique combinée des deux pierres, noire et rouge. Cette technique se retrouve dans de nombreux dessins de l’artiste, comme dans celui représentant des Personnages à Vallombrasa , conservé au Musée du Louvre (Fig. 1). Elle est également reprise dans l’environnement romain par Cristoforo Roncalli qui l’utilise notamment dans une étude pour l’une des figures de la Mort d’Anania et Saffira, peintes entre 1599 et 1606 pour l’un des autels de Saint-Pierre. Dans ce dessin représentant une Figure féminine renversée, l’artiste utilise la pierre noire, la sanguine et la craie blanche, en combinaison avec un papier bleu (Fig. 2).

L’introduction de la couleur dans le dessin est également amenée par l’utilisation du pastel. Federico Zuccaro, Federico Barocci (1535-1612) ou encore Giuseppe Porta (1520-1575) font partie de ceux qui à Rome s’exercent régulièrement à cette technique. Ajoutons à ces noms, celui de Cherubino Alberti (1553-1615), dont deux dessins inédits, réalisés durant le dernier quart du XVIe siècle, sont publiés dans ce volume par Catherine Monbeig Goguel (Fig. 3 et 4). L’auteure souligne notamment que les influences réciproques entre Federico Zuccaro et Federico Barocci complexifient le discours sur les origines et la diffusion de l’utilisation du pastel à Rome. Il demeure cependant certain que cette forme artistique, et notamment les pastels de Barocci, sont très appréciés par les amateurs romains de l’époque. Catherine Monbeig Goguel mentionne en particulier le nom d’Antonio Tronsarelli qui possédait un pastel d’une tête d’un vieillard de Barocci dans sa collection.

Giovanni Baglione et la modernité

Au centre de la réflexion de trois interventions, celle de Marco Simone Bolzoni, de Michele Nicolaci et d’Éric Pagliano, l’artiste Giovanni Baglione (1566-1643) s’inscrit parfaitement dans les tendances de l’avant-garde artistique de l’entre deux siècles. L’artiste tire son inspiration du naturalisme de Federico Zuccaro, qui opère dans cette direction à partir des années 1570, de l’étude « d’après le vivant » promue par l’environnement de l’Académie des Carrache et enfin tout naturellement de l’art de Caravage. Baglione réalise une douzaine de dessins préparatoires à ses peintures d’influence caravagesque, dont une belle étude pour la Judith décapitant Holopherne, aujourd’hui au Musée du Louvre (Fig. 5). Comme le signale Michele Nicolaci, il est difficile de retracer sa production de dessin en clair-obscur, datant de la période dédiée à l’introduction de la nouveauté de Caravage. Ces dessins, plus rares, confirment qu’il accorde davantage d’importance au champ de la peinture, mise sur toile selon une approche d’exécution différente et distancée du dessin.

Fig. 5 : Giovanni Baglione, Judith décapitant Holopherne, plume et encre brune, lavis brune, H. 142 ; L. 101 mm, Paris, Musée du Louvre, inv. 8307.

Le « dessin caravagesque »

La question du « dessin caravagesque », fait partie d’un des champs d’étude, abordé dans ce volume, qui reste à approfondir et qui pourra, nous l’espérons, stimuler la curiosité des chercheurs, amateurs et amoureux du dessin ! Comme le rappelle John Marciari, il a été définitivement accepté dans l’Histoire de l’art que Caravage ne dessinait pas. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’a pas appris à dessiner auprès de son maître, Simone Peterzano (1535-1599) et que ses suiveurs n’ont pas réalisé des œuvres sur papier. John Marciari met en évidence le problème, rarement étudié par les spécialistes du dessin romain, de l’absence présumée d’études préparatoires et de dessins caravagesques, au tournant du XVIIe siècle. Aussi, il est plausible de penser que comme Baglione, qui a créé des tableaux caravagesques, mais aussi des dessins correspondants (Fig. 5), il pourrait exister d’autres artistes pratiquant le dessin dans l’environnement de Caravage. Selon John Marciari, il sera possible de faire des découvertes qu’à partir du moment où l’on reconnaîtra que de nombreux de ces artistes ont réalisés des œuvres sur papier.

Enfin, notons l’importance de cette nouvelle publication qui réunit pour la première fois un ensemble d’essais scientifiques, faisant état de la recherche actuelle sur les dessins réalisés à Rome au tournant du XVIIe siècle, rédigé par des spécialistes des arts graphiques de la scène internationale. Ce volume, qui suscite beaucoup d’intérêt pour le sujet, constitue une source importante sur laquelle les chercheurs pourront se baser pour leurs études. Il ouvre un versant guère exploré de l’Histoire de l’art. Peu d’ouvrages, en effet, existe à ce sujet et encore moins se concentrent exclusivement sur le dessin, champ qui est souvent mis au second plan par rapport à la peinture et à la sculpture. Ajoutons à l’apport évident des dix-huit interventions, la préface rédigée par Simonetta Prosperi Valenti Rodinò qui aborde la question du collectionnisme et du connoisseurship, invite le lecteur à exercer son oeil et à observer les dessins de près « senza lettura ma con la vista » !

Pour continuer la lecture :

Stefan Albl et Marco Simone Bolzoni (dir.), La scintilla divina. Il disegno a Roma tra Cinque e Seicento, Rome, Artemide, 2019, 482 p.